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L’INFLUENCE : FORMES TRADITIONNELLES, FORMES NOUVELLES, MÊMES MÉCANISMES. Claude REVEL

mercredi 6 novembre 2024 Claude REVEL

Dans le préambule du Dictionnaire de Géopolitique, Yves Lacoste [1] souligne que « la géopolitique aujourd’hui concerne en fait des rivalités de pouvoir sur des territoires et sur les hommes qui s’y trouvent ». De ces rivalités (et rapports de forces) sur des espaces géographiques (souvent des espaces virtuels désormais) découlent des stratégies offensives et défensives. Les Etats mènent des compétitions de puissance « sous le triple regard des influences du milieu géographique (pris au sens physique comme humain), des arguments politiques des protagonistes du conflit, des tendances lourdes et continuités de l’histoire » (1). Dans ce bel article, Claude Revel (2) définit « l’influence comme une déclinaison maîtrisée de l’information », une arme pourtant ancienne. Le numérique, les sciences cognitives, l’I.A... en multiplient les effets et les rendent indécelables. Une arme essentielle dans les guerres hybrides, les rivalités politiques nationales et internationales pour les Etats, les entreprises etc… Les opinions publiques sont à la croisée de ces influences...

(1) Pascal Lorot et François Thual. La géopolitique. Clefs Montchrestien, 1999. Pour aller plus loin [2]
(2) Claude Revel est une spécialiste d’intelligence stratégique internationale, de géoéconomie et de commerce extérieur. Ancienne élève de l’Ecole nationale d’administration, de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de droit des affaires à Paris II

L’INFLUENCE : FORMES TRADITIONNELLES, FORMES NOUVELLES, MÊMES MÉCANISMES

L’influence est une arme pour la prise de pouvoir sur l’esprit de l’autre ou des autres. C’est une arme qui ne tue pas directement. Comme le dit Eric Delbecque, « l’influence est une arme propre »  [3] qui agit sans contrat ni contrainte selon l’expression du regretté François-Bernard Huyghe.

L’influence a été considérée comme une arme dès l’origine des temps, une arme paradoxalement conçue pour éviter la guerre, la vraie, la physique, la sanglante. Le grand Sun Tzu, général chinois et auteur de L’Art de la guerre au VIe siècle avant JC, nous dit qu’en exerçant une influence démoralisante sur l’adversaire, on le fait rendre gorge plus vite et plus facilement qu’en tentant de le décimer. « Tout l’art de la guerre est fondé sur la duperie ». On rappellera Machiavel « Tout l’art politique est de faire croire » ou encore Lénine « Dites-leur ce qu’ils veulent entendre ». Le 20è siècle va développer ces notions et théoriser aussi l’influence collective, sur les foules. Avec Freud, Gustave Le Bon et bien sûr Edward Bernays, le double neveu de Freud. Le Bon a eu des prémonitions d’influences collectives aux résultats démultipliés par le phénomène de la foule et bien plus importants que celles pouvant être exercées sur le même nombre d’individus séparément. Il analyse aussi l’influence des politiques et des médias, d’une manière incroyablement contemporaine. Il écrit dans « Psychologie des foules » : « Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouverner ». Quant à Bernays, son livre Propaganda pose les bases de l’influence institutionnelle et commerciale de masse, et même de ce qu’on appellerait aujourd’hui de la manipulation d’opinion. Plus récemment, dans les années 1980, l’Américain Robert B. Cialdini a développé sa théorie des six armes de l’influence dans un bestseller [4] : la réciprocité, l’engagement et la cohérence, la preuve sociale, la sympathie, l’autorité et la rareté. Comme les précédentes, ces théories ont été largement utilisées pour la vente/négociation mais aussi pour développer le leadership, le charisme et l’influence sur l’autre. Par rapport à ces théories de psychologie sociale des années 1970 et 1980, la déferlante de l’information multiforme et du numérique emporte une conséquence : la maîtrise de l’accès virtuel devient un élément-clé de l’influence.

Le numérique change-t-il pour autant les paradigmes de l’influence, ses mécanismes ? Nous dirions non, les outils changent, pas les fondamentaux. Cependant les outils numériques et bien sûr l’intelligence artificielle (IA) apportent des manières nouvelles et encore plus subreptices de s’y prendre, qui s’ajoutent à celles déjà existantes. Et outre l’IA, l’arme de l’influence dispose aujourd’hui – et ce n’est qu’un début – des apports techniques des sciences cognitives et des neurosciences.

L’influence est une déclinaison maîtrisée de l’information, aujourd’hui de la donnée. Or l’information est le nerf de la guerre en tous domaines, économique, commerciale, politique. La mondialisation a induit des compétitions qui se jouent à coup d’information et plus particulièrement d’influence. L’influence est clé dans des concurrences de tous ordres, surtout immatérielles comme celles des règles et normes, des systèmes de droit, d’enseignement, des modèles politiques, économiques et sociaux, des cultures au sens large.

L’influence est un concept et une pratique parmi les plus transverses et multiformes qui soient. Elle est une pensée opérationnelle qui débouche sur l’action. Son champ est sans limites. Contrairement aux Américains et aux Britanniques, les Français ont une approche innée plutôt négative sur l’influence, qu’ils ont tendance à considérer globalement comme de la manipulation ou du trafic. C’est pourquoi l’approche pluridisciplinaire de l’influence par l’intelligence économique née en France au début des années 2000 a eu du mal à s’implanter, et ne commence à être enfin reconnue qu’à cause de la pression du monde extérieur.

Les acteurs de l’influence

L’information et l’influence ont déjà redistribué les cartes de la puissance depuis une trentaine d’années. Et ce, en grande partie au profit d’acteurs privés, multinationales du numérique ou d’autres secteurs. Les « mondialisations » précédentes étaient dominées par des États. À côté d’eux, aujourd’hui, de grandes entreprises, des banques, des fonds, des ONG, des forums, des think tanks, également des instituts experts, des grands cabinets… sont devenus des acteurs mondiaux de premier plan et des interlocuteurs privilégiés des organisations internationales, les uns par leur poids financier, les autres par leur poids « moral » ou « expert ». Également, ces acteurs privés sont source de droit, par l’action d’influence lobbying qu’ils exercent sur les pouvoirs publics, nationaux et internationaux, et en particulier à Bruxelles. Leur succès est total quand leurs propositions sont reprises par le droit positif (par exemple, les critères de reporting élaborées par la Global Reporting Initiative ont été repris dans la loi française relative aux nouvelles régulations économiques, dite loi NRE du 15 mai 2001 ou encore les nouvelles règles comptables et financières IFRS élaborées par l’IASB (International Accounting Standard Board) en 2000 ont été intégrées en droit communautaire en 2005). Aujourd’hui, les instituts créés par les multinationales du numérique et les cabinets et think tanks qui véhiculent leur pensée jouent aussi le rôle d’experts et conseillent les gouvernements

La montée en puissance de ces acteurs devenus parties prenantes voire partenaires a été largement encouragée par les organisations internationales. En exagérant à peine, les Etats sont en quelque sort devenus des administrateurs locaux de logiques formées à l’extérieur, ils sont soumis aux mêmes pressions de l’opinion que les acteurs privés (via l’évaluation et le name and shame, comme pour les entreprises, par exemple).

Les instruments traditionnels de l’influence

L’influence est l’arme de la prise de pouvoir politique. C’est aussi l’instrument de la prise de pouvoir économique, notamment via les normes, les règles, les contrats, qu’on appelle souvent lobbying, qui est une des formes de l’influence.

Un instrument traditionnel puissant est celui de l’influence par le droit et les règles, du fait du besoin de règles du jeu et de gouvernance dans un monde qui s’est largement dérégulé. Le droit est indissociable d’une culture économico-politique. En simplifiant évidemment, la civil law, ou droit romain, véhicule une vision de l’intérêt général, des principes, un type d’État fort. La common law se concentre sur les relations entre acteurs et accorde un poids plus important à la jurisprudence. Le droit est à la fois un véhicule et un objet de l’influence car il formate notre environnement. En matière économique particulièrement, il détermine un climat des affaires, des relations du travail, de magistrats et de tribunaux, les règles de toutes sortes pour les entreprises, il attribue un rôle plus ou moins important au juge, prévoit des procédures différentes, occasionne des coûts différents aussi. La prédominance de tel droit promeut telle culture, les formations qui lui sont attachées, un type d’institutions, et inversement. Ces éléments sont très liés à l’influence globale à long terme, ils en sont un des vecteurs les plus efficaces. Il est donc très intéressant d’influencer le droit lui-même.

Il n’y a pas que le droit positif. Les normes professionnelles et les standards transportent aussi des influences. La norme crée le marché car elle influencera les process privilégiés par les donneurs d’ordres. Ce champ normatif est tout à fait stratégique et le demeure, notamment pour les normes et standards numériques et bientôt d’IA.

Tous ces jeux relèvent de ce qu’on appelle lobbying, par l’importation de mécanismes originellement liés au fonctionnement de la démocratie américaine.

Il existe des formes plus subtiles de l’influence, par exemple les classements et les notations. Comme le droit et les normes, les classements ne sont jamais neutres. Ils ont toujours pour objet d’ériger des meilleures pratiques, meilleures selon les critères que l’on a prédéterminés. Et si ce classement a suffisamment d’impact, s’il est considéré comme légitime, par exemple s’il provient d’une institution reconnue, les acteurs des secteurs concernés voudront tous parvenir aux premières places ou améliorer leur rang. Pour ce faire, ils suivront les pratiques désignées comme exemplaires par les résultats du classement. Un exemple classique et toujours pertinent est celui du classement Doing Business de la Banque mondiale créé en 2004, qui sélectionne les meilleurs pays où faire du business, selon des critères qui sont les leurs et qui sont plus liés à la common law et à la dérégulation qu’au droit continental. Ainsi licencier le plus rapidement et facilement a-t-il figuré longtemps parmi ces critères. Ce classement a fait l’objet de graves accusations il y a quelques années et a été refondu, il n’en reste pas moins fondé sur une certaine approche politico-économique. Eût-on utilisé d’autres critères, les résultats eussent été fort différents. Il en va de même du classement de Shanghai des universités et de bien d’autres. Mais comme ils ont été seuls au début et n’ont pas été remplacés par d’autres, ils restent des étalons de qualité, établissant ainsi une doxa qui est tout sauf neutre.

Autres influences encore plus subtiles, celles exercées directement sur les esprits des futures élites ou désignées comme telles par des programmes comme les Young Leaders, américains à l’origine, mais aussi chinois, ceux du World Economic Forum, etc. Il s’agit là de formater de jeunes et beaux esprits dans un sens favorable aux auteurs des programmes. De manière similaire, l’attraction des meilleurs dans les universités (britanniques, américaines, peut-être encore françaises et désormais aussi chinoises…) vise à influencer les jeunes cerveaux.

Il en va de même de l’influence véhiculée par les grands cabinets de conseil, avocats et consultants, surtout pour l’instant américains, notamment par leur action auprès des gouvernements.

Les dérives traditionnelles de l’influence

Les dérives de l’influence n’ont pas attendu le numérique, les réseaux sociaux ou l’IA pour s’exercer.

La désinformation se définit par l’utilisation d’informations volontairement fausses (généralement en partie seulement pour être plus crédibles) ou amputées de leurs éléments décisifs, ou associées à d’autres informations avec lesquelles elles n’ont en réalité aucun lien, ou encore assorties d’arguments volontairement tronqués, pour parvenir à une manipulation ou instrumentalisation voire à une déstabilisation, du sujet ou de l’entreprise. Cette information peut prendre une forme écrite, orale, visuelle ou auditive.

On parle aussi beaucoup d’ingérence, qui consiste en fait à venir s’immiscer et jouer un rôle dans les affaires des autres. Evidemment, l’ingérence veut influencer. Là encore, la doxa est fluctuante : bien considérée quand il s’agit d’humanitaire, même au-dessus de la souveraineté des pays, et mal quand il s’agit d’ingérence de puissances et d’organismes internationaux, et encore pas toutes à niveau égal. Il y a aussi l’ingérence numérique, qui est un aspect de l’ingérence politique et qui ressortit d’un traitement spécifique lié à la cybersécurité.

Les dérives de l’influence sont légion, mais leur qualification dépend de l’état d’une société à un moment donné. Les frontières légales se développent en parallèle aux techniques de l’influence, toujours en les suivant. Elles concernent le trafic d’influence, la corruption, la manipulation des cours en matière financière, la diffamation ou le dénigrement, qui en cassant la réputation d’un homme ou d’un produit, émettent des influences négatives.

Il est de bon ton et à vrai dire justifié d’avoir peur des Etats autoritaires et totalitaires. Cependant, la tentation d’un contrôle peut parfaitement atteindre des Etats dits démocratiques, on a vu la facilité avec laquelle ces Etats ont copié la Chine lors des confinements liés au covid. L’IA serait l’outil parfait pour de prochains essais. Les tentations d’influence, de contrôle social, de propagande, de manipulation des données, des votes… ne sont pas qu’un mauvais rêve. Elles sont facilement réalisables.

Les nouvelles influences numériques

Si les fondamentaux restent les mêmes, l’essor du numérique omniprésent a cependant mené à des formes nouvelles d’influence.

En dehors de toute volonté machiavélique, le développement des pratiques numériques permet d’ores et déjà de transporter des influences totalement indécelables par les citoyens. A commencer par la langue, l’anglais étant la plus répandue sur les réseaux, notamment de recherche, et les approches anglophones, culturelles, juridiques et autres étant naturellement devenues les plus influentes dans le monde. Également, la nature même du numérique est binaire, quid quand il s’agit par exemple d’évaluer. Que dire quand la justice s’aide d’algorithmes pour juger, voire leur laisse la main sur la sanction jusqu’à un certain niveau de délit comme en Estonie, un des pays les plus numérisés de la planète. Plus largement, les choix faits dans l’écriture des algorithmes transportent subrepticement des valeurs. Les fabricants d’algorithmes sont eux-mêmes issus d’une certaine culture et surtout, jusqu’à présent, n’ont généralement pas été sensibilisés aux impacts qu’ils peuvent avoir, en termes d’approche culturelle, politique, sociétale, etc. C’est tout l’objet des réflexions qui se développent actuellement sur l’ « ethics by design » et qui visent à instiller des standards éthiques dans la conception même des programmes. En dehors même des data scientists et autres spécialistes, il existe une forme d’influence redoutable exercée par les réseaux sociaux, en particulier sur les jeunes, celle de la normalisation de la pensée par la réduction des différences entre interlocuteurs, puisque paradoxalement le réseau permet souvent non pas de s’ouvrir sur d’autres mais de s’inscrire dans des communautés de pensée et de comportements. Pour s’en sentir membre à part entière, on évitera le doute (qui de toute manière est de moins en moins cultivé dans l’éducation).

L’intelligence artificielle démultiplie ces problématiques. Par son caractère censément inattaquable car fondé sur l’analyse de milliards de données, elle porte en elle-même une influence, celle du techno-solutionnisme. On fait a priori confiance à l’IA. Si cela s’avère utile par exemple pour l’interprétation des données médicales, on peut s’interroger sur l’uniformisation de la pensée induite quand il s’agit de réflexion, voire sur la disparition du débat sur la vérité au profit de la conclusion générée par l’IA. On constate en effet souvent des approximations voire des erreurs dans les discours de chat GPT et autres solutions IA. Mais celles-ci sont englobées dans un ensemble qui devient la vérité. Tout cela répétons-le sans volonté machiavélique. Que dire alors quand cette volonté est à l’œuvre et permet d’inonder les réseaux sociaux de « news » fabriquées. Le rêve du petit manipulateur ! Un mécanisme classique facilité et difficilement contestable, puisque le citoyen n’ira jamais rechercher les données et les algorithmes qui ont donné lieu à ces news, et qu’on lui répétera que les résultats présentés sont vrais puisque fondés sur des calculs « scientifiques ». Le règne du quantitatif devenu qualitatif.

Ajoutons enfin que les propriétaires des GAFAM ne sont pas que des entrepreneurs éperdus de recherche de profits mais aussi, parfois, des idéologues. Certains de ces milliardaires n’en font pas mystère, comme Peter Thiel, le fondateur de Paypal et de Palantir, entre autres, qui se revendique comme ouvertement libertarien, anti-Etat par principe, et d’ailleurs, ironiquement met en garde … contre les dangers de l’IA, mais lui, parce qu’elle aurait une essence communiste [5] ... et parce qu’elle pousserait à un pouvoir centralisé, des Etats mais aussi des GAFAM [6] elles-mêmes.

Un dernier sujet (pour cette note) réunit les problématiques de l’influence par le droit et par l’IA. Il s’agit de la recherche de régulation internationale de l’IA. Aucune régulation, nationale ou internationale, n’est neutre. Le droit et les règles portent en principe un consensus, officiellement celui de la majorité dans les démocraties, en réalité celui de ceux, beaucoup moins nombreux, qui dominent le débat et les influences. Les régulations internationales sont le fait d’Etats ou de groupes d’Etats. Aujourd’hui, dans les enceintes internationales régulatrices ou normatives, la règle est le reflet du plus convaincant, du plus influent ou du plus puissant. Le principe du lobbying a sa légitimité, il permet en principe que toutes les options soient défendues. Mais il a aussi, comme on l’a vu, ses dérives peu contrôlées. Et la question se corse quand on entre dans des normalisations où le politique et l’idéologie ne sont pas loin, par exemple quand on veut standardiser ou normaliser l’éthique. Ou quand on entend fixer des standards éthiques pour l’utilisation de l’IA. Les enjeux sont gigantesques. L’IA est au carrefour de considérations à la fois techniques et politiques. Si l’algorithme n’est pas neutre, sa régulation ne l’est pas non plus. Aujourd’hui, les pays occidentaux entendent proposer des régulations de l’IA. Les Etats-Unis ont commencé à le faire, avec un executive order du président Biden en 2023 et ont annoncé fin 2024 qu’ils s’attellent à une normalisation de l’IA qu’ils entendent bien promouvoir au niveau international. De leur côté, le Royaume-Uni et la France tentent tous deux de se placer à ce niveau, avec le Sommet international de l’IA organisé fin 2023 en Angleterre et celui en préparation par la France pour février 2025. Les jeux d’influence y seront intenses.

Or qu’il s’agisse de droit, de contrats, de soft power ou d’IA, l’influence est une technique et une ingénierie qui se travaillent. Il est urgent que les Français en acquièrent les méthodes : être présent dans les organisations internationales, les groupes de travail à Bruxelles, les réflexions en amont, etc. Cependant être présent n’est pas suffisant, il faut porter des messages soigneusement élaborés puis suivis. Également, pour faire de l’influence, il est essentiel de savoir ce qu’on veut défendre et d’avoir un objectif stratégique. Et c’est là que le bât blesse souvent. Enfin, travailler en amont implique de veiller et d’anticiper.

On ne peut pas faire d’influence en amateur, il faut d’abord connaître le milieu et les hommes. Il faut donc impérativement que cette action s’inscrive dans une démarche d’intelligence économique professionnelle (veiller/anticiper, sécuriser et alors seulement, influencer).

Claude Revel, le 6 novembre 2024

Notes

[1Géographe et fondateur de la revue Hérodote

[2De la géopolitique à la géoéconomie. La géoéconomie, nouvelle grammaire des rivalités internationales. Pascal Lorot Lorot geo.pdf

[3É. Delbecque, L’influence ou les guerres secrètes. De la propagande à la manipulation, Vuibert, 2011.

[4Influence : The Psychology of Persuasion, 1984 & 1993 (William Morrow, a department of HarperCollins), traduction 2004.

[6Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft

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A propos d´un billet de Thomas Piketty

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