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LA CHINE, UN ACTEUR DISRUPTIF DE L’HUMANITAIRE INTERNATIONAL ? Xavier AURÉGAN

vendredi 25 octobre 2024 Xavier AURÉGAN

« L’ aide humanitaire », une association peu pertinente de deux termes, est indispensable à « la survie de 300 millions d’humains à travers le monde, dont 64 % résident en Afrique ». Le domaine est peu traité et pourtant... Dans cet article original et inédit sur l’humanitaire chinois, Xavier Aurégan (1) nous livre une réflexion sur la démarche de ce pays, dont on ne saurait sous-estimer la portée dans la conquête de la puissance. On y retrouve un peu les tentatives de montée en puissance de la Chine par les normes (cf certification industrielle etc…), ici humanitaires. Une avancée sans frontalité majeure pour limiter les risques de « réputation » en particulier dans les problèmes africains…. Nous découvrons l’ambiguïté d’un soft power en construction, peut-être vers un nouveau modèle alternatif à celui des pays occidentaux. Une démarche bien différente de celle de la Russie.

(1) Xavier Aurégan est MCF en Géographie-Géopolitique (UC Lille / FLSH). Responsable du parcours Géopolitique du Master RI-Histoire et Directeur de l’axe « Afriques contemporaines » de la Chaire Mondes émergents (Laboratoire MUSE). Il vient de publier Chine, puissance africaine. Géopolitique des relations sino-africaines. A. Colin, 2024

Figure 1. L’humanitaire chinois en Afrique, action syncrétique entre urgence et sécurité Source aide humanitaire : FTS, 2024

La CHINE, UN ACTEUR DISRUPTIF DE L’HUMANITAIRE INTERNATIONAL ?

Introduction

Généralement associés au sein de l’expression « l’aide humanitaire », les deux termes qui la composent ne devraient pas l’être. Le premier, « aide », renvoie à l’aide publique au développement (APD) telle que définie par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La notion d’ « humanitaire », quant à elle, est principalement perçue comme répondant à l’urgence, soit la nécessité de sauver des vies à la suite de catastrophes ou crises survenues subitement. Dans les pays membres de l’OCDE spécifiquement, l’action humanitaire ne relève pas prioritairement de l’État et de ses agences – de développement –, mais des organisations non gouvernementales. En Chine, comme dans d’autres pays non membres de l’OCDE, cette séparation n’est pas aussi explicite.

L’action humanitaire ne semble jamais avoir été une priorité des autorités chinoises, qui n’en ont pas toujours eu les moyens du reste. Quelques livraisons rizicoles à ses alliés communistes exceptées, elle est pour ainsi dire négligeable sous le régime de Mao Zedong (1949-1976). À partir de 1977, avec Deng Xiaoping, la politique étrangère chinoise consiste à « faire profil bas et à ne pas rechercher le leadership » (Gong, 2021, 240). Cette doctrine du « pouvoir responsable et [de] la nature pacifique » de la politique étrangère chinoise n’a été mise en avant que durant la décennie 2000. Pourtant, les « éléments de l’humanitarisme tels que la bienveillance, la compassion, le dévouement et le sacrifice se retrouvent dans les classiques du confucianisme et du taoïsme » (Ibid., 242). Est-ce à dire que la Chine et son actuel gouvernement, à l’extérieur de ses frontières du moins, ne possèdent pas cette culture de l’humanitaire (Hirono, 2013) ? Ou l’humanitaire, en Chine, répond-il à d’autres normes et vocations ?

Humanitaire occidental versus chinois : différences et convergences

Bien que la Chine soit par exemple signataire de la Convention des Nations unies de 1951 et du Protocole de 1967, tous deux relatifs au statut des réfugiés, ratifiant ces deux instruments en 1982, le pays ne dispose pas d’une législation nationale sur l’asile ni d’un cadre de protection. Cette carence juridique montre l’absence de volonté, ou éventuellement de capacité, à intégrer dans le droit chinois certaines normes humanitaires internationales. Si l’alignement n’est pas totalement abouti, il faut certainement y voir la difficulté, pour le pouvoir chinois, de se conformer aux principes humanitaires fondamentaux : humanité, impartialité et neutralité, tous trois inscrits dans la résolution 46/182 de l’Assemblée générale des Nations unies. Plus communément, neutralité, indépendance, impartialité et humanité guident l’action humanitaire – occidentale. En cela, deux catégories peuvent schématiser la position des États donateurs et acteurs de l’humanitaire. Premièrement, les membres « traditionnels » de l’OCDE séparent l’APD de l’humanitaire : ils possèdent des « politiques humanitaires publiques ainsi que des priorités nationales établies qui guident leur allocation de fonds humanitaires » (HAG et al., 2019, 7). Ils octroient essentiellement leurs aides par le biais de partenaires multilatéraux et de la société civile. En second lieu, figurent les « émergents », BRICS ou « pays en transition », dont font partie la Chine, le Brésil, l’Arabie saoudite ou l’Afrique du Sud. D’une part, ils ne sont devenus des donateurs que récemment, et d’autre part, ils intègrent l’aide humanitaire dans leur financement du développement. À l’opposé des « traditionnels », ils fournissent l’essentiel de leurs aides de manière bilatérale [1]. L’absence de processus normatif du fait humanitaire chez les seconds rend moins pérennes, régulières et in fine moins importantes leurs contributions.

Si nous partons du principe que la pratique occidentale (traditionnelle) de l’humanitaire est la norme, alors celle de la Chine, qui diffère sur quatre points essentiels, est disruptive.

Premièrement, l’aide humanitaire chinoise est donc avant tout bilatérale : le gouvernement chinois coordonne principalement son action avec les récipiendaires plutôt que par l’intermédiaire du système humanitaire international. Dans ce cadre, la Chine se réfère à la coopération Sud-Sud, à la diplomatie périphérique (les pays limitrophes d’Asie) et naturellement à la « coopération », sino-africaine par exemple (Aurégan, 2024). Géographiquement, l’aide est majoritairement distribuée aux pays membres des nouvelles routes de la soie [2] (dimension « People-to-People ») et au « Sud global », bien que l’occidentale le soit généralement aussi compte tenu des inégalités de revenus et de développement. Ce faisant, cette « tendance à fournir une aide importante dans une zone particulière pourrait être à la fois une perte de temps et un facteur de disproportions dans les réponses de l’aide humanitaire » (Piveteau, 2019). La Chine s’appuie peu sur les organisations de la politique humanitaire mondiale : le Good Humanitarian Donorship (GHD) ou le groupe de soutien aux donateurs du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (BCAH) des Nations unies. Il va sans dire qu’elle n’échange pas officiellement avec l’équivalente européenne du BCAH, la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne (ECHO).

Néanmoins, la Chine est active au sein du Fonds d’aide à la coopération Sud-Sud du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), finance budget comme activités du Programme alimentaire mondial (PAM), de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) et du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF). En sus, la Chine est un membre actif du Groupe consultatif international de recherche et de sauvetage (INSARAG), du Réseau d’évaluation et de coordination des catastrophes (UNDAC), du Groupe consultatif international en recherche et sauvetage-déblaiement (INSARAG) et intègre ponctuellement des fonds spéciaux, tel le Fonds d’affectation spéciale multipartenaires pour la riposte à l’épidémie d’Ébola des Nations unies (MPTF). Ces collaborations attestent d’un alignement progressif et contestent partiellement l’isolement chinois dans le domaine humanitaire international, soit une éventuelle position de « cavalier seul » qu’elle a pu avoir et a encore pour partie au sein de l’APD. De surcroît, l’influence chinoise, au même titre qu’à l’OMS (Aurégan, 2021), semble croître au sein du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Non seulement ce dernier l’invite à ajouter « une dimension humanitaire à son programme » des nouvelles routes de la soie, mais ses représentants, Peter Maurer ou Gilles Carbonnier, reproduisent la rhétorique politique chinoise en empruntant les mêmes termes que la diplomatie éponyme : développement, paix et sécurité (CICR, 2021), qui s’opposent à intervention et ingérence.

Ainsi, les autorités chinoises préconisent la résolution des conflits par la médiation, la consultation et le consensus, tous trois s’opposant à l’interventionnisme. C’est dans cet esprit que le régime chinois a lancé l’Initiative de sécurité mondiale (ISM) lors de la conférence annuelle 2022 du Forum de Boao pour l’Asie, version asiatique du Forum économique mondial. En plus des habituelles formules rhétoriques (gagnant-gagnant, nouvelle ère, communauté d’avenir, etc.), l’ISM intègre les représentations chinoises inhérentes à la résolution des conflits : consultation plutôt que sanction, souveraineté et intégrité territoriales plutôt qu’ingérence et intervention exogènes, multilatéralisme plutôt qu’unilatéralisme.

Deuxièmement, le gouvernement chinois déploie davantage son aide lors de catastrophes « naturelles » plutôt que lors de crises politiques, armées et structurelles. D’où, certainement, l’absence de transposition des conventions internationales sur les réfugiés en Chine. Partant, dans ses interventions humanitaires, le parti communiste chinois privilégie ce qui est politiquement moins sensible, déterminant quand et où utiliser l’aide humanitaire. Cette pratique relève de la diplomatie humanitaire (Régnier, 2011). Dans l’exemple darfouri, la Chine s’est opposée à « l’intervention humanitaire [occidentale] en proposant le concept d’« assistance humanitaire » comme alternative » (Wild, 2015, 96) à la position onusienne afin de protéger son partenaire soudanais.

Troisièmement, il n’existe pas de système structuré et intégré chinois de l’aide humanitaire, comme il n’existe pas de document de politique d’aide humanitaire. En dépit d’efforts entrepris pour retracer les flux d’aide humanitaire (Hirono, 2018, 23), ceux-ci peuvent être émis par différents ministères [3], administrations [4] et institutions, dont l’Agence chinoise de coopération internationale pour le développement (CIDCA), créée en 2018. Son budget, de 16 millions en 2022 (CIDCA, 2022), est quinze fois moins important que celui d’une ONG internationale telle Handicap International. Trop faibles pour mener des activités humanitaires d’échelle mondiale, ce budget et les activités afférentes entremêlent humanitaire à proprement parler (urgence) et développement (construction d’infrastructures). Si l’aide chinoise est liée (Aurégan, 2015), alors les aides humanitaires et au développement le sont tout autant. Il n’en reste pas moins que l’aide humanitaire reste verticale : le « Conseil d’État décide des grandes orientations de l’aide humanitaire à allouer. Ensuite, le Bureau d’urgence délègue principalement au [ministère du Commerce] la mise en œuvre des directives via les entreprises publiques » (Piveteau, 2019). Hormis le Conseil d’État, un rôle majeur est dévolu à l’Armée populaire de libération (APL), qui « se charge de l’achat et du transport du matériel et des équipements de secours en cas de catastrophe, ainsi que du transport du personnel » (Zhang, 2019). Depuis 2010, l’APL et sa marine déploient d’ailleurs l’Arche de la paix (Daishan Dao), navire-hôpital copier-coller des états-uniens (USNS Mercy ou Comfort) qui a accosté à Djibouti, en Tanzanie, au Kenya ou aux Seychelles par exemple.

Enfin, une dernière différence notable distingue actions humanitaires chinoises et traditionnelles : les ONG. Estimées à plusieurs dizaines ou centaines de milliers sur le territoire chinois, elles seraient seulement 175 à avoir développé des projets avec 198 ONG étrangères et organisations – bilatérales et multilatérales – selon la China Association for NGO Cooperation (CANGO). Leur développement est récent, post-séisme de Wenchuan en 2008, et jusqu’en « 2015, seules la Société de la Croix-Rouge de Chine et la China Charity Foundation avaient une réelle existence légale et l’accord de l’État pour opérer en dehors du territoire national » (Piveteau, 2019). « Exclues des ateliers dirigés par le gouvernement, de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques liées à l’aide chinoise » (Zhang, 2019), les ONG chinoises doivent être intégrées dans l’une des catégories de la typologie « ongiesque » de Leon Gordenker et Thomas G. Weiss (1995), soit les « organisations non-gouvernementales organisées par le gouvernement » (GONGO). De surcroît, ces ONG chinoises peuvent être associées aux groupes à capitaux publics chinois, qui, ponctuellement, font dans la philanthropie. Les conseils d’administration des principales organisations considérées, en Chine, comme des ONG, dont China Foundation for Poverty Alleviation, Blue Sky Rescue Team ou One Foundation, sont dirigés par de puissants et influents entrepreneurs d’Alibaba, de Tencent (partenaire de la Croix-Rouge) ou de China Merchants.

Malgré ces différences ainsi que l’absence générale de modèle, d’historique et de pratique de l’humanitaire à l’international, la Chine dispose d’expertises en matière de recherche et de sauvetage en milieu urbain (USAR), ou d’équipes médicales d’urgence certifiées. La Chine et ses acteurs de l’humanitaire savent intervenir rapidement (cas du séisme népalais en 2015) et pourront de plus en plus s’appuyer sur les équipements des entreprises publiques et privées (nouvelles technologies de Huawei et ZTE par exemple). Malgré tout, en Chine, les affaires humanitaires sont restées en marge de la diplomatie et de l’aide. Dans ce cadre, les contributions chinoises, financières notamment, sont sporadiques et inégales.

Des statistiques et documents analysés, comme des analyses de données textuelles réalisées, ressortent plusieurs informations supplémentaires. Dans ce domaine de l’humanitaire, la Chine opère au cas par cas, évaluant pragmatiquement les situations critiques et évacuant par la même occasion la mise en place d’une politique systémique de l’humanitaire. La Chine n’oriente pas son aide vers la société civile locale, même lorsque l’intervention concerne des populations rurales. Comme dans l’aide générique, elle privilégie les projets – bilatéraux – aux programmes de réponse à long terme. Par ailleurs, à l’humanitaire, la Chine amalgame le développement, la paix et la sécurité.

Le « nexus » développement, paix et sécurité au sein de l’humanitaire chinois en Afrique

Jusqu’en 2024, ce potentiel rehaussement de l’action humanitaire chinoise est peu visible et matérialisé, si ce n’est dans la création de la CIDCA, qui, avec des prérogatives accrues accordées au ministère des Affaires étrangères dans ce domaine, vise « à rationaliser l’élaboration des politiques » (Renwick, 2020) humanitaires de la Chine. L’une des raisons tient dans la nature des crises humanitaires du XXIe siècle : elles sont avant tout géopolitiques. Ses facteurs sont diversifiés (coup d’État, instabilité, perte de souveraineté territoriale, groupes armés et terroristes, etc.), mais produisent peu ou prou les mêmes conséquences : des millions de personnes déplacées et réfugiées. Entre 1975 et 2022, l’Afrique subsaharienne est la région qui accueille un cinquième des réfugiés dans le monde et près de 40 % des « flux de réfugiés, de personnes se trouvant dans une situation assimilable à celle des réfugiés et d’autres personnes ayant besoin d’une protection internationale » (HCR, 2022, 11). Pour contribuer à deux des trois mots-clés énoncés par la CIDCA, soit « paix » et « sécurité », la Chine intensifie sa participation aux Opérations de maintien de la paix (OMP), l’Afrique étant une fois encore, en quelque sorte, privilégiée.

Le premier livre blanc chinois portant sur les OMP onusiennes est paru en 2020. Au titre évocateur (« Les forces armées chinoises : 30 ans d’opérations de maintien de la paix de l’ONU »), il évoque autant l’apport de la « sagesse chinoise » que le « partage d’expérience » (Conseil d’État de Chine, 2020). Bien que la Chine ait réalisé un premier versement au budget de maintien de la paix en 1982, qu’elle ait envoyé en Namibie en 1989 ses premiers observateurs civils, il faut attendre 1992 pour voir le premier vote chinois au titre du chapitre VII du Conseil de sécurité (Somalie). Le premier déploiement d’une section d’infanterie, au Soudan du Sud, n’intervient qu’en 2012, et la Chine ne devient un contributeur majeur au budget qu’en 2016.

Jusqu’en 2023, la Chine a tout de même participé à une trentaine d’opérations onusiennes, dont treize avec déploiement de soldats. Sur cette trentaine d’opérations, dix-neuf sont orientées vers le continent africain (Figure 1) en grande majorité dans des pays et territoires où les intérêts économiques chinois sont conséquents. Le gouvernement chinois s’est d’ailleurs engagé dans ce que l’ONU nomme le « big five » africain : Mali, Soudan, Congo, Centrafrique et Darfour. En 2023, sur les 2 275 militaires chinois déployés dans le monde, 1 852 le sont en Afrique (81 %). Sur les sept OMP auxquelles participe la Chine en 2024, cinq sont en Afrique. La Chine est ainsi le huitième contributeur mondial (3 % du total des militaires) et le deuxième contributeur financier derrière les États-Unis. Il semble évident que le gouvernement chinois, qui n’est pas le seul dans ce cas, utilise le maintien de la paix onusien comme un moyen, faiblement risqué, mais hautement médiatisé, en vue de s’aguerrir et de progresser au sein du système des Nations unies. En contrepartie de ce risque mesuré, il obtient compétences, expériences, représentation, capacités et position. De fait, les militaires chinois présents dans les OMP ne sont pas uniquement amenés à se battre : au-delà des troupes de combat, sont envoyés des forces de protection, du génie, des logisticiens, des officiers d’état-major, du personnel médical, etc. Les objectifs chinois ne seraient donc pas uniquement militaires : en RDC (233 militaires dont 7 experts), des unités d’ingénierie comptent des minéralogistes qui s’intéresseraient davantage aux ressources qu’aux groupes armés de l’Est et du Nord du territoire congolais. Au Soudan du Sud, des experts agricoles testent des cultures hybrides sous couvert de formation. Ce pays qui « accueille » une présence militaire chinoise sous bannière onusienne est à la fois symptomatique et exceptionnel.

C’est en 2012 que la Chine a commencé à contribuer à la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (MINUSS). Et pour cause, le mandat « sino-orienté » du Conseil de sécurité onusien a accordé une attention spécifique à la sécurisation des champs pétrolifères (des civils et infrastructures officiellement). Le millier de soldats désormais affecté à la MINUSS est donc caractéristique d’un pouvoir chinois entendant sécuriser ses intérêts à l’étranger : la China National Petroleum Corporation (CNPC) y est implantée de longue date, et elle a intensifié sa production lorsque ses concurrentes évacuaient le pays devenu indépendant en 2011 puis entrait dans une guerre civile (2013-2020). Oléoducs, gisements pétroliers, le bataillon chinois semble autant remplir une « mission de la paix » que protéger les actifs de la Greater Nile Petrolum Operating Company (GNPOC), coentreprise créée en 1997 dans laquelle la CNPC est actionnaire à 40 %. Entre 2013 et 2022 (CNUCED, 2024), près de 98 % du pétrole sud-soudanais a été exporté en Chine. Étant donné les situations géographique et géopolitique prévalant dans cet État, la présence chinoise pourrait ne pas uniquement être liée au pétrole : les militaires chinois et leurs donneurs d’ordre politiques ne souhaitent pas un débordement du conflit vers les pays limitrophes (Ouganda, Éthiopie, Kenya) et vers l’Afrique de l’Est, région stratégique à plus d’un titre et notamment pour les nouvelles routes de la soie. Une prolifération des armes, des conflits, des trafics et des menaces, comme une augmentation des flux de réfugiés, accroitraient les risques, diminuant par la même occasion les rentes et revenus tirés du Soudan du Sud. En définitive, les terrains d’opération sud-soudanais, congolais ou malien permettent à la Chine d’endosser la nouvelle responsabilité qu’elle souhaite se donner. Une responsabilité internationale, avec les normes afférentes théorisées par les Alliés occidentaux de la Seconde Guerre mondiale jusqu’ici.

Au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Afrique représente plus de la moitié des pourparlers, lorsqu’elle engendre annuellement le tiers des conflits violents à l’échelle internationale, environ 80 % des casques bleus et les trois-quarts du budget des OMP. Structurelle et critique, cette situation peut être alimentée par la longévité au pouvoir de certains dirigeants, des transitions démocratiques laborieuses, des conflits interétatiques et infraétatiques notamment. La Chine a été, et va surtout davantage l’être à l’avenir, confrontée à des situations mettant à mal sa parole. Quelle position intenable peut-elle conserver en cas d’illégitimité du gouvernement en place dans tel pays ? Lorsqu’il n’y en a plus, ou qu’il ne contrôle qu’une infime partie de son territoire ? Les autorités chinoises doivent-elles échanger avec des (chefs) rebelles ? Avec des groupes armés non étatiques, voire terroristes ? Quel discours tenir vis-à-vis de régimes se mettant intentionnellement au ban de la communauté internationale, ou s’excluant d’organisations régionales comme c’est le cas en 2024 dans la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger ? Ces questions sont autant de limites à la politique étrangère chinoise en Afrique, même si celle-ci s’adapte généralement au contexte, faisant preuve de pragmatisme, de la politique de la chaise vide ou tout simplement de silence. Là encore, les responsables politiques et militaires chinois semblent avoir pris conscience de leur inexpérience, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, le maniement d’un double langage ; dans les OMP, comme dans l’humanitaire.

Conclusion

Peu présente mais non pas totalement absente de l’aide humanitaire jusqu’au XXIe siècle, du moins en tant qu’État émetteur, la Chine réforme lentement sa politique afférente en parallèle de sa participation progressive à la sécurité internationale. La base militaire chinoise de Djibouti, ouverte en 2017, ou les casques bleus chinois, matérialisent deux des trois mots-clés du triptyque énoncé par la CIDCA : paix et sécurité. Quant à l’humanitaire, il est officiellement inséré dans le développement, soit dans l’aide, politiquement et commercialement liée, en restant relativement marginal dans les statistiques et choix opérés par les autorités chinoises.

L’action humanitaire, ou « aide humanitaire d’urgence », est centrée sur l’État, et non pas déconcentrée ou réalisée par des acteurs dotés d’autonomie politique et financière. Il en résulte plusieurs conséquences, dont ses faibles valeur et volume, qualité ou encore complémentarité avec celle des donateurs traditionnels. Orientée par les arbitrages stratégiques du pouvoir chinois, son allocation permet un contrôle effectif des flux, destinations et modalités. Ce contrôle est supposément établi sur la très grande majorité des acteurs chinois du secteur. En partie déconnecté de la communauté humanitaire mondiale, non-gouvernementale spécifiquement, l’humanitaire – étatique – chinois ne s’engage pas frontalement et vigoureusement : une distanciation est pratiquée compte tenu de la sensibilité politique de ce type d’intervention à l’étranger, parfois assimilable à de l’ingérence, au non-respect de la souveraineté et à des considérations mercantiles et géopolitiques dépassant le seul seuil du respect de la vie humaine.

Autoproclamée, la responsabilité internationale de la Chine amène nécessairement à des devoirs et à des solutions proposées. C’est, en substance, ce qu’énonce le ministre des Affaires étrangères Wang Yi en 2020 : « le président chinois Xi Jinping a présenté les solutions de la Chine aux défis mondiaux » (Xinhua, 2020). Dans cette enveloppe surtout composée de formules rhétoriques, mais qui pourrait avoir vocation à normer, aux « caractéristiques chinoises », l’humanitaire, ce dernier, réformé et réécrit par le gouvernement chinois via la CIDCA, pourrait prendre une place plus importante à l’avenir. Ce qui, par ricochet, entraînerait des défis pour la communauté internationale et ses partenaires traditionnels en termes de droit international humanitaire (DIH) ou de gouvernance mondiale de l’humanitaire. Pour les populations, territoires et pays directement concernés, parfois sous perfusion, l’humanitaire aux « caractéristiques chinoises » pourrait également être une remise en cause des rentes, des conditions de vie et des revenus. Pour les acteurs internationalisés de l’humanitaire, ce pourrait être les terrains, les modalités d’action ou les catégories dans le besoin. Les enjeux sont pour le moins élevés puisqu’en 2024, cet humanitaire reste malgré tout indispensable à la survie de 300 millions d’humains à travers le monde, dont 64 % résident en Afrique (BCAH, 2023).

Xavier AURÉGAN, le 23 octobre 2024

Références

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ZHANG D. (2019) Working with China on humanitarian aid in the Pacific, EastAsiaForum, https://eastasiaforum.org/2019/07/26/working-with-china-on-humanitarian-aid-in-the-pacific/

Notes

[1Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD, 2016), la Chine a fourni 79 % de son aide humanitaire par ce biais entre 2008 et 2012.

[2En 2020, sur 94 pays bénéficiaires de l’Agence chinoise de coopération internationale pour le développement (CIDCA), 81 sont des pays membres du projet des nouvelles routes de la soie.

[3Ministères du Commerce, des Affaires étrangères, de la Santé ou des Affaires civiles.

[4Administrations des tremblements de terre, des douanes ou générale de la supervision de la qualité, de l’inspection et de la quarantaine.

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