LA DISSUASION NUCLÉAIRE FRANÇAISE. Yannick PINCÉ
L’ALLEMAGNE ET SES FRAGILITÉS. UN ÉCLAIRAGE PAR LE CAS DE L’AGRICULTURE. Thierry POUCH
ERYTHRÉE : LEVER LES BRAS POUR EXISTER. Mathieu ROUBY
LA CHINE ET SES VOISINS : ENTRE PARTENAIRE ET HÉGÉMON. Barthélémy COURMONT et Vivien LEMAIRE
L’ÉCRIVAIN et le SAVANT : COMPRENDRE LE BASCULEMENT EST-ASIATIQUE. Christophe GAUDIN
BRÉSIL 2022, CONJONCTURE ET FONDAMENTAUX. Par Hervé THÉRY
« PRESIDENCE ALLEMANDE DU CONSEIL DE L’UE : QUEL BILAN GEOPOLITIQUE ? " Par Paul MAURICE
LES ELECTIONS PRESIDENTIELLES AMÉRICAINES DE 2020 : UN RETOUR A LA NORMALE ? PAR CHRISTIAN MONTÈS
LES PRÉREQUIS D’UNE SOUVERAINETÉ ECONOMIQUE RETROUVÉE. Par Laurent IZARD
ÉTATS-UNIS : DEMANTELER LES POLICES ? PAR DIDIER COMBEAU
LE PARADOXE DE LA CONSOMMATION ET LA SORTIE DE CRISE EN CHINE. PAR J.R. CHAPONNIERE
CHINE. LES CHEMINS DE LA PUISSANCE
GUERRE ECONOMIQUE et STRATEGIE INDUSTRIELLE nationale, européenne. Intervention d’ A. MONTEBOURG
LES GRANDS PROJETS D’INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT SONT-ILS FINIS ? R. Gerardi
POST-CONGRESS CHINA. New era for the country and for the world. Par Michel Aglietta et Guo Bai
LES ENTREPRISES FER DE LANCE DU TRUMPISME...
L’ELECTION D’UN POPULISTE à la tête des ETATS-UNIS. Eléments d’interprétation d’un géographe
Conférence d´Elie Cohen : Décrochage et rebond industriel (26 février 2015)
Conférence de Guillaume Duval : Made in Germany (12 décembre 2013)
LE FONDS D’INVESTISSEMENT SOUVERAIN QATARI : UN VECTEUR DE PUISSANCE ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE. Lama FAKIH
jeudi 10 novembre 2022 Lama FAKIH
Dans cet article très documenté, Lama Fakih (1) nous présente les dimensions géoéconomique et géopolitique du fonds souverain qatari, dont on connaît certains investissements fameux. Les fonds d’investissements sont réputés se concentrer d’abord sur le rendement financier. Les opportunités se sont multipliées avec la crise des subprimes. Toutefois en arrière-plan dans une région sous tensions, se profile la stratégie de l’Etat qatari : acquisition de certains outils de puissance et préoccupations de souveraineté. L’auteur évoque la recherche des transferts de technologie, la construction d’une influence avec une capacité de médiation etc...
On lira avec grand intérêt un sujet moins connu mais d’une grande urgence : la quête de la souveraineté alimentaire, une nécessité vitale et stratégique depuis le blocus et la pandémie.
(1) Lama FAKIH, Docteure en histoire contemporaine et relations internationales. Enseignante-chercheuse à Université Saint Joseph de Beyrouth
Le fonds d’investissement souverain qatari : un vecteur de puissance économique et politique
Depuis la fin des années 1990, le développement du secteur gazier et les revenus de la rente ont placé le Qatar parmi les pays les plus riches au monde. Selon les données du Fonds Monétaire International, son produit intérieur brut est passé de 8 milliards de dollars en 1995 à 179,5 milliards en 2021 (et 225 milliards estimés pour 2022). Il affiche parallèlement une croissance soutenue, résistant aux périodes de crise économique mondiale. Mais jusque dans les années 2000, elle demeure axée sur les hydrocarbures qui représentent en moyenne 61% du PIB, 95% des exportations et 75% des recettes budgétaires [1]. Afin de limiter cette dépendance, l’émirat déploie une stratégie économique basée sur la diversification de ses actifs. Cette politique repose d’une part sur le développement du « capital humain » et d’autre part sur des investissements à l’étranger. C’est dans cette perspective que la Qatar Investment Authority est fondée en 2005, un fonds d’investissement souverain chargé d’investir les excédents de l’activité économique nationale dans des placements variés, essentiellement à l’étranger.
L’activisme de cette institution suscite des interrogations quant à sa fonction : dans quelle mesure constitue-t-elle un outil politique au service de la puissance de l’émirat ? Nous verrons que si l’objectif principal de la Qatar Investment Authority demeure la diversification économique à des fins lucratives (1), cet organisme vise incontestablement la protection de la souveraineté nationale et la quête d’influence (2).
1- La quête du profit comme fonction primaire de la Qatar Investment Authority
a. La diversification économique
Lorsque le fonds d’investissement souverain est fondé à Doha en 2005, l’émirat cherchait avant tout à réinvestir les revenus de la rente gazière afin de limiter la dépendance vis-à-vis de ce secteur voué au tarissement. La Qatar Investment Authority est alors dirigée par Tamim Ben Hamad Al Thani (actuel Emir) et Hamad Ben Jassem Ben Jaber Al Thani (premier ministre de l’époque) jusqu’en 2013 [2]. Preuve de la centralité de cette institution, dont le but principal est de « développer, investir et gérer les fonds de l’Etat ainsi que les autres biens qui lui sont assignés », pour diversifier et renforcer l’économie du pays afin d’en faire un centre financier mondial [3]. La valeur exacte de son capital est difficile à déterminer en raison de l’absence de publications officielles à ce sujet [4]. Elle est néanmoins estimée à 461 milliards de dollars en 2022 [5]. Son activité est menée à partir de filiales spécialisées. Le Qatar Holding gère les projets liés à la finance, les services, l’industrie, les médias et les technologies. Le Qatari Diar Real Estate Company investit dans l’immobilier à travers le monde.
La motivation première de ce fonds est donc la quête du profit. Il effectue des placements stratégiques à long terme dans une variété de secteurs à l’échelle planétaire, afin d’assurer la prospérité des générations à venir. Aussi, la crise financière de 2008 constitue-t-elle une occasion rêvée pour les autorités qataries, l’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani la qualifiant personnellement « d’opportunité qui ne se répètera pas dans les vingt prochaines années » [6]. Doha profite ainsi de la diminution des cours pour racheter des entreprises qui jouissent d’un potentiel de rentabilité mais qui manquent de liquidités. A titre d’exemple, durant les quatre premiers mois de l’année 2008, le fond investit 9,2 milliard de dollars dans des institutions financières occidentales au bord de la banqueroute, dont un milliard pour la seule Barclays Bank en Grande Bretagne [7]. Il acquiert également une participation dans le Crédit Suisse, achète 24% des parts du London Stock Exchange, ainsi que 10% d’OMX, la bourse de Stockholm [8]. En 2010, il fait des placements à hauteur de 5 milliards de dollars dans l’économie grecque alors en faillite, devenant à titre d’exemple l’actionnaire principal du groupe issu de la fusion entre Alpha Bank et EFG Eurobank [9]. Il s’intéresse à des établissements plus modestes tels que l’Union Marocaine des Banques qui lui donne accès à l’un des marchés les plus importants d’Afrique. L’investissement dans le secteur bancaire, notamment en Europe permet à Doha de compter sur une expertise ancienne et d’acquérir un savoir-faire dans la gestion de fortune, surtout que son produit intérieur brut par habitant est l’un des plus élevé au monde. C’est aussi un moyen de diffuser la finance islamique en se positionnant comme leader dans ce domaine.
Parallèlement, Qatar Investment Authority participe au capital d’une multitude de sociétés variées comme Volkswagen, Sainsbury, Harrods, Porsche, Véolia, Vinci, Vivendi, Lagardère ou encore la joaillerie américaine Tiffany’s. Il est également présent dans le secteur des minerais et matières premières telles qu’Iberdrola, Xstrata et European Goldfields Limited. Toutes ces participations favorisent le transfert de technologie au Qatar en encourageant les entreprises auxquelles le fonds prend part, à créer des succursales dans le pays. Des partenariats stratégiques sont ainsi créés, permettant la croissance des industries locales. Aussi, lorsque Qatar Investment Authority acquiert 10% de Porsche en 2009, la firme automobile accepte d’installer une structure de développement et de recherche à Doha. De même, sa tentative d’accéder à des parts de la société d’aéronautique européenne European Aeronautic Defence and Space Company (EADS) découle d’une volonté de maitriser l’industrie de pointe pour en devenir producteur.
En outre, le fonds souverain du Qatar est devenu en l’espace de quelques années le premier acquéreur immobilier de la planète, avec une présence dans trente-deux Etats différents, via sa branche spécialisée la Qatari Diar Real Estate Company [10]. En plus de la rentabilité directe générée par les activités commerciales ou hôtelières que ce secteur emploie, l’immobilier constitue un moyen de lutter contre l’inflation, problème souvent rencontré par les fonds souverains. L’émirat cible particulièrement des projets situés aux Etats-Unis et en Europe [11]. Il est par exemple le principal actionnaire du Washington DC City Center situé au cœur de la capitale américaine. Et en 2012, près de 80% des propriétés achetées par le fond se trouvent à Paris, mais surtout à Londres. Citons entre autres le Shard, tour la plus haute d’Europe, le Canary Wharf et le village olympique londonien. En France, les investissements visent particulièrement les hôtels de luxes et autres éléments du patrimoine, ce qui ne manque pas de faire polémique dans la société française.
b. Les investissements en France comme exemple de l’activisme du fonds souverain qatari
Si la coopération économique entre la France et le Qatar n’est pas nouvelle, les investissements qataris dans l’hexagone se multiplient au lendemain de la crise de 2008, période qui correspond également au mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy. Ce dernier favorise les investissements en soumettant au pouvoir législatif une convention fiscale exonérant le Qatar et notamment les membres de la famille royale des impôts sur « les plus-values immobilières et les gains en capital » [12]. Cette convention datant certes de 1990, est révisée par le président de la République en 2008 afin d’ « améliorer l’attractivité de la France pour les investisseurs qataris, notamment dans le secteur immobilier » [13]. Elle exempte également les citoyens qataris des impôts de solidarité sur la fortune sur « les biens situés hors de France pour une période de cinq ans après qu’il soit devenu résident Français » [14]. Elle permet de lutter contre la fraude financière en contrôlant la fiscalité des entreprises françaises opérant au Qatar par l’échange d’informations avec l’émirat qui a levé son secret bancaire en signe de sa participation comme « bon citoyen » international. Au-delà de son contenu, la rapidité par laquelle le texte est adopté par l’assemblée nationale, soit en février 2009, témoigne de l’importance accordée par la France à l’émirat. Cela permet au Qatar de s’offrir des établissements de renommée, essentiels pour son prestige ou ses intérêts économiques pour un moindre coût. Le tableau suivant dresse une liste non exhaustive des investissements qataris en France [15].
Cette liste non exhaustive inclut également des acquisitions faites par d’autres acteurs à l’instar du Qatar Sports Investment, une institution qui bénéficie d’une certaine marge d’autonomie, et qui possède actuellement l’intégralité du Paris Saint Germain.
Le Qatar participe aujourd’hui grâce à son fonds d’investissement souverain au capital de 42 entreprises en France. Les investissements immobiliers et les activités financières représentent 7,1 milliards d’euros, le commerce 4,2 milliards d’euros, les transports et le tourisme 3,4 milliards d’euros, et le secteur des médias et des télécommunications 2,4 milliards d’euros. Leur contribution au PIB français est significative, passant de 2,13 milliards d’euros en 2014 à 3,07 milliards d’euros en 2019, marquant un taux de croissance annuel moyen de 7,5 % [16].
Source : Economic relations between France and Qatar, Qadran.
Plus globalement, ces investissements répondent à la volonté de diversification économique de l’émirat qui effectue des placements sur le long terme dans un pays politiquement et économiquement stable, cherchant pour sa part à attirer des capitaux. Le Qatar acquiert non seulement un poids géoéconomique croissant ainsi que le savoir-faire d’entreprises spécialisées, mais il se place également au cœur d’espaces cosmopolites qui lui confèrent une reconnaissance venant conforter son positionnement politique international.
2. La protection de la souveraineté nationale et la quête d’influence comme autre fonction de la Qatar Investment Authority
a. Un positionnement politique international consolidé par les investissements à l’étranger
Les investissements du Qatar jouent un rôle central dans son positionnement politique international. L’envergure de ses placements en Europe et aux Etats-Unis lui permet d’y accroitre son influence et de renforcer ses relations politiques, s’attirant de surcroit la protection des pays où il investit. Car rappelons-le, l’exiguïté de son territoire, son emplacement géographique entre les deux « géants » que sont l’Arabie Saoudite et l’Iran, ses litiges frontaliers antérieurs, ainsi que ses ressources naturelles sont autant de sources de menaces à sa souveraineté. Il acquiert ainsi une visibilité sur la scène internationale, tout en se forgeant une image de pays stable et économiquement puissant.
En outre, grâce à sa manne financière et à ses placements, le Qatar s’affirmer comme un médiateur d’envergure, parrainant des accords de paix signés en temps record.
Pour ce faire Doha n’hésite pas à investir dans les pays concernés par le conflit qu’elle tente de résoudre, sans véritablement en connaitre l’histoire ni la spécificité. C’est probablement la raison pour laquelle la plupart de ses succès diplomatiques ne se maintiennent pas sur le long terme. Nous donnerons l’exemple de l’une de ses médiations les plus réussies, celle qu’il effectue au Liban en 2008 afin de mettre en évidence l’importance de ses investissements dans sa quête d’influence.
Dans un contexte politique et social tendu, doublé d’un vide institutionnel, les partis libanais (TOUS dotés de milices) formant déjà deux coalitions adverses en viennent aux armes. Seul le Qatar arrive à obtenir une cessation des hostilités, en raison de sa neutralité en comparaison à d’autres Etats dont le passé est chargé d’interventionnisme dans les affaires libanaises. Il est donc l’interlocuteur idéal pour mener les négociations visant à sortir le pays de l’impasse, d’autant plus que celles-ci interviennent après les affrontements armés, ne laissant d’autre choix aux Libanais que de l’accepter pour éviter la guerre.
Cette médiation est par ailleurs souvent perçue comme étant le résultat d’une désignation par les Etats-Unis et la France qui n’interviennent pas directement en raison de leur soutien à certaines factions locales. L’émirat confirme ainsi être un partenaire moyen-oriental incontournable pour ces puissances, entre autres en raison des intérêts économiques qu’il y a développé. Il est de même proche de Damas et de Téhéran, parrains de l’opposition qui a remporté les combats sur le terrain.
En outre, ses investissements en Syrie, au Liban et plus globalement sa manne financière constituent autant de moyens de pression pour faire aboutir la médiation. Ainsi, au lendemain de l’accord signé à Doha entre les factions Libanaises en mai 2008, le volume des échanges entre le Qatar et le Liban augmente considérablement, passant de 55 millions de dollars en 2005 à 93 millions en 2009 [17]. De même, la Syrie, qui jouit toujours d’une influence à Beyrouth, n’entrave pas la signature de cet accord en raison d’investissements importants réalisés par le Qatari Diar Real Estate Company sur son sol [18]. Nous citons entre autres l’ouverture d’une branche du Qatari Diar, la Qatari Diar Syria, chargée de plusieurs projets à travers le pays dont un complexe hôtelier à Lattakié, d’un montant de 350 millions de dollars [19]. Nous citons également la mise en place de la joint-venture Qatari-Syrian Holding Company, d’un capital de 5 milliards de dollars, chargée d’investir dans l’immobilier, le tourisme et l’industrie [20]. D’autre part, Doha développe ses activités à Damas dans le secteur bancaire. La Qatar National Bank (QNB) possède 49% de la Qatar National Bank Syria et la Qatar International Islamic Bank englobe diverses institutions syriennes telles que la Syria International Islamic Bank, Syria International Insurance Company et Syrian Qatari Takaful Insurance [21]. Un partenariat autour du gaz semblait également intéresser Doha, qui projettait de faire passer par la Syrie un pipeline vers la Turquie puis à destination des marchés européens [22]. Ces investissements revêtent certes des intérêts économiques mais sont aussi porteurs d’enjeux politiques dans la mesure où ils participent à sortir Damas de son isolement diplomatique. En effet, à la demande de la France, le Qatar joue un rôle important dans la réhabilitation de la Syrie sur la scène internationale à partir de 2007. Le régime de Bachar el Assad avait en effet été « boycotté » depuis 2005 car accusé de l’assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri. Cette réhabilitation sera toutefois de courte durée en raison de la guerre qui éclate en 2011.
On constate ainsi à travers cet exemple que les investissements confortent le poids diplomatique du Qatar, notamment dans un contexte d’affaiblissement du leadership régional traditionnel et participent à son positionnement régional et même international.
b. L’impératif de la sécurité alimentaire
Le fonds d’investissement souverain est donc complémentaire à la diplomatie, mais est aussi un vecteur de sécurité, notamment alimentaire pour Doha. En effet, le territoire désertique du Qatar, son climat aride où la pluviométrie ne dépasse pas les 987 litres d’eau par mètre carré, le manque de terres ainsi que l’érosion et la salinisation des sols, constituent des handicaps à son équilibre géopolitique et à sa quête de puissance [23]. L’émirat a toujours dépendu des marchés internationaux et jusqu’en 2008 il importe 90% de ses denrées ainsi que plus de 200.000 tonnes de céréales chaque année [24].
Conscient de l’importance stratégique que revêt cet enjeu, notamment face à la hausse des prix des matières premières agricoles, il crée via le Qatar Holding, une société chargée d’assurer sa sécurité alimentaire : le Hassad Food. Fondé en 2008 avec un capital d’un milliard de dollars, ce dernier a pour objectif de mener des investissements dans divers secteurs de l’agroalimentaire. Il privilégie l’agriculture, l’élevage et la participation au capital d’entreprises qui ont un potentiel de croissance. Il vise à concilier la satisfaction des besoins nationaux et la rentabilité. Il achète ainsi des milliers d’hectares de terres arables dans diverses régions du monde telles que la Turquie, l’Ukraine, le Brésil, ou encore le Kenya. Il est surtout présent au Soudan où il dispose de plus 101.171 hectares de terres à cultiver et en Australie où il produit plus de 15000 tonnes de grains et élève 10.000 ovins chaque année [25].
La firme investit également dans des entreprises du secteur agro-alimentaire, au Canada par exemple ou en Inde où il débourse des centaines de millions de dollars pour devenir l’actionnaire principal de la compagnie indienne Bush Foods Overseas spécialisée dans la production de riz et de plats surgelés [26]. Cette acquisition vise à satisfaire 60% des besoins internes du Qatar [27]. Hassad Food fait partie intégrante d’une stratégie interne et internationale de l’émirat en vue d’assurer sa sécurité alimentaire. En effet, en 2008 l’actuel émir Tamim Ben Hamad Ben Khalifa Al Thani instaure le Programme National de Sécurité alimentaire dans le but d’atteindre l’autosuffisance dès 2023 et mettre en place une économie agricole durable. Ce plan privilégie plusieurs domaines d’actions tels que la gestion de l’eau, les énergies renouvelables, l’utilisation de nouvelles technologies en matière d’agriculture et la création d’un parc agro-industriel [28]. Parallèlement, en 2012 Doha lance l’Alliance mondiale des pays désertiques pour développer des technologies agricoles modernes capables de « doper la production et résoudre les problèmes liés au manque d’eau » [29]. Ces initiatives mettent l’accent sur l’importance de l’agriculture comme paramètre lié à la construction de la puissance pour le Qatar, tout en montrant l’importance d’un véhicule d’investissements, Hassad Food, dans le renforcement de la sécurité du pays.
Deux crises majeures viennent accélérer les efforts en matière de sécurité alimentaire : le blocus établi par certains pays arabes contre le Qatar entre 2017 et 2021 et la pandémie de COVID-19. Il en résulte que grâce aux investissements la production locale a triplé et se dirige même vers l’autosuffisance pour quelques denrées telles que les produits laitiers, la volaille et certains légumes. De même, le Qatar renforce ses capacités de stockage en consacrant 53 hectares à l’intérieur du port Hamad à la conservation de réserves suffisant à nourrir 3 millions de personnes pendant deux ans. Par ce biais, il entend même devenir un pôle international d’exportation de produits alimentaires.
En somme, la Qatar Investment Authority est l’une des institutions les plus stratégiques de l’émirat. Son activité est intrinsèquement liée à la vision politique du pays. A l’image de l’Etat, le processus décisionnel y est limité à un cercle restreint de personnes qui se trouvent être à la tête du pouvoir, assurant ainsi son bon fonctionnement et la rapidité de ses opérations.
Il est difficile de faire une liste exhaustive de toutes ses acquisitions mais les participations précitées donnent un aperçu de l’activité du fonds. Sa stratégie de diversification témoigne du caractère « opportuniste » et « agressif » de ses transactions qui ont toutefois été bouleversées par le blocus imposé à l’émirat par ses voisins entre 2017 et 2021. Si en 2018 les investissements directs du fonds baissent de 55%, il confirme toutefois sa centralité pour l’économie du pays. En effet, il rapatrie près de 20 milliards de dollars pour soutenir le système bancaire menacé du fait de la multiplicité des retraits et de la dégradation de la note souveraine du Qatar.
Avec un chiffre d’affaires de 345 milliards de dollars, il accélère aujourd’hui son activité, quoique moins médiatisée. Il n’hésite par exemple pas à investir en Egypte, l’un des quatre pays (avec les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn et l’Arabie Saoudite) qui ont œuvré à son isolement ; preuve supplémentaire du rôle politique de ses investissements.
Le fonds souverain agit comme gardien de la stabilité financière à long terme de la nation. Il continuera à diversifier l’exposition au risque afin d’augmenter le rendement et de se protéger des chocs géopolitiques qui pourraient constituer une menace pour l’existence même de l’État.
Lama Fakih, le 10 novembre 2022
Mots-clés
compétitivité« mondialisation heureuse et froide »
économie et histoire
géoéconomie
géopolitique
gouvernance
guerre économique
Industrie
mondialisation
puissance
régionalisation
Relations internationales
souveraineté
Afrique
Asie
Etats-Unis
Europe
France
Moyen-Orient
Notes
[1] SROUR-GANDON, Perla. La stratégie économique du Qatar : Politique énergétique et diversification économique, Confluences Méditerranée, hiver 2012-2013. n°84. P.46.
[2] L’émir Tamim reste à la tête du fond d’investissement souverain du Qatar après sa prise de pouvoir, mais il éloigne Hamad Ben Jassem Ben Jaber Al Thani qui en était vice-président du fait de leurs rivalités.
[3] www.qia.qa
Article 5, Décision princière n°22/2005. (http://www.qia.qa/about.html#Mission)
[4] SEZNEC, Jean-François. The Gulf Sovereign Wealth Funds, Middle East Policy, été 2008. n°2. P.103
[5] Qatar Investment Authority, Sovereign Wealth Fund Institute, (www.swfinstitute.org/swfs/qatar-investment-authority/.)
[6] Cité in KOLLEWE, Julia. Qatari power : Emirate enjoys rich pickings in London property. Guardian. 15 juin 2010. P.6
[7] DAVID, Jackson. Less noise from leverage wealth funds. Euromoney. Novembre 2008. P.50
[8] S.N. Sovereign wealth funds. Euromoney. Février 2008. P.30
[9] Le Qatar sur tous les fronts. Revue-Banque. 28 février 2012. (http://www.revue-banque.fr/banque-detail-assurance/chronique/qatar-sur-tous-les-fronts)
[10] KEMRAVA, Mehran. Qatar, small state big politics. London : Cornell University Press. 2013. P.99
[11] Qatar Investment Authority’s 2010 investment strategy outlined, Wikileaks, 09DOHA691, 25 novembre 2009.
[12] Convention entre le gouvernement de la République Française et le gouvernement de l’Etat du Qatar en vue d’éviter les doubles impositions, 14 janvier 2008. (http://www.impots.gouv.fr/portal/deploiement/p1/fichedescriptive_2100/fichedescriptive_2100.pdf)
[13] FORT, Marie-Louise, Rapport fait au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi n°1059, Assemblée Nationale, 8 octobre 2008. (http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rapports/r1149.pdf)
[14] Convention entre le gouvernement de la République Française et le gouvernement de l’Etat du Qatar en vue d’éviter les doubles impositions, 14 janvier 2008. (http://www.impots.gouv.fr/portal/deploiement/p1/fichedescriptive_2100/fichedescriptive_2100.pdf)
[15] Nous avons réalisé ce tableau à l’aide de sources diverses émanant essentiellement d’articles de presse. Ses chiffres indiquent la participation du Qatar au capital des entreprises mentionnées jusqu’en 2013.
[16] Economic relations between France and Qatar, Qadran. (http://www.qadran.fr/wp-content/uploads/2016/04/Study-HECxQadran-Economic-relations-between-France-and-Qatar.pdf)
[17] HALABI, Omar. Lebanon, Qatar to announce joint committee, agreements-Qassar. Kuweit News Agency. 28 avril 2010. (http://www.kuna.net.kw/ArticlePrintPage.aspx?id=2079205&language=en)
[18] ELSHAMY, Anwar. Qatari Diar launches $350mn project in Syria. Gulf Times. 28 février 2008. P.1
[19] Ibn Hany Bay Resort (http://89.108.141.99/ibnhaniwebsite/en/ibnhanybres.html).
GULBRANDSEN, Anders. Bridging the Gulf : Qatari business diplomacy and conflict mediation. Georgetown University. 27 avril 2010. (https://repository.library.georgetown.edu/bitstream/handle/10822/552827/gulbrandsenAnders.pdf?sequenc), [Consulté le 30/06/2015]
[20] Syrian-Qatari Holding agreement signed (http://www.syrianfinance.gov.sy/english/news/ministry-news/2040.html)
[21] GULBRANDSEN, Op.Cit.
[22] CLANCY, Stephanie, Pipeline projects in the middle east, Pipelines International, mars 2010. (http://pipelinesinternational.com/news/pipeline_projects_in_the_middle_east/040183/
[23] A titre comparatif, le Soudan reçoit près de 28000 litres d’eau par mètre carré.
BRUN, Matthieu. Qatar, une stratégie agricole au service de la puissance ? Confluences Méditerranée, Hiver 2012-2013. n°84. P.133 (http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=COME_084_0131
[24] Ibid
[25] Hassad Food closes major Sudan deal. (http://www.hassad.com/NewsandMedia/IntheNews/HassadFoodClosesMajorSudanDeal/tabid/78/language/en-US/Default.aspx)
To up food security, Qatar invests $500 million in Indian food production company. Doha News. 10 juin 2013. (http://dohanews.co/to-up-food-security-qatar-invests-500-million-in/)
[26] JAIN, Dipti.Hassad Food buys majority stake in Bush Foods. The Times of India. 3 avril 2010. (http://timesofindia.indiatimes.com/business/india-business/Hassad-Food-buys-majority-stake-in-Bush-Foods/articleshow/19365184.cms)
La compagnie Bush Foods Overseas refuse de révéler le montant exact de la transaction et le pourcentage des parts de Hassad Food dans son capital. Le site Dohanews.co estime cependant l’investissement Qatari à 500 millions de dollars.
To up food security, Qatar invests $500 million in Indian food production company. Doha News. 10 juin 2013. (http://dohanews.co/to-up-food-security-qatar-invests-500-million-in/)
[27] Ibid
[28] Towards self-sufficiency : Qatar pursues ambitious food security programme, UNCCD, mai-juin 2011. n°3.3. (http://newsbox.unccd.int/3.3/#Anchor-11481)
[29] FAGES, Claire. Le Qatar lance une alliance mondiale des pays désertiques. RFI. 9 mars 2012. (http://www.rfi.fr/emission/20120309-lancement-alliance-mondiale-pays-desertiques/)
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