ENTRETIEN AVEC HAMIT BOZARSLAN. DE L’ANTI-DÉMOCRATIE À LA GUERRE EN UKRAINE
PROCHE-ORIENT. 7 OCTOBRE : UN AN APRÈS… Ph. Mocellin et Ph. Mottet
LA CHINE ET L’ARCTIQUE. Thierry GARCIN
L’ESPACE, OUTIL GÉOPOLITIQUE JURIDIQUEMENT CONTESTÉ. Quentin GUEHO
TRIBUNE - FACE À UNE CHINE BÉLLIQUEUSE, LE JAPON JOUE LA CARTE DU RÉARMEMENT. Pierre-Antoine DONNET
DU DROIT DE LA GUERRE DANS LE CONFLIT ARMÉ RUSSO-UKRAINIEN. David CUMIN
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC EMMANUEL LINCOT sur la Chine et l’Asie centrale. « LE TRÈS GRAND JEU »
ENTRETIEN EXCLUSIF - LE MULTILATERALISME AU PRISME DE NATIONS DESUNIES. Julian FERNANDEZ
L’AFRIQUE ET LA CHINE : UNE ASYMÉTRIE SINO-CENTRÉE ? Thierry PAIRAULT
L’INDO-PACIFIQUE : UN CONCEPT FORT DISCUTABLE ! Thierry GARCIN
L’ALLIANCE CHIP4 EST-ELLE NÉE OBSOLÈTE ? Yohan BRIANT
BRETTON WOODS ET LE SOMMET DU MONDE. Jean-Marc Siroën
LES ENJEUX DE SÉCURITE DE L’INDE EN ASIE DU SUD. Olivier DA LAGE
LA CULTURE COMME ENJEU SÉCURITAIRE. Barthélémy COURMONT
L’ARCTIQUE ET LA GUERRE D’UKRAINE. Par Thierry GARCIN
LA REVANCHE DE LA (GEO)POLITIQUE SUR L’ECONOMIQUE
UKRAINE. CRISE, RETOUR HISTORIQUE ET SOLUTION ACTUELLE : « LA NEUTRALISATION ». Par David CUMIN
VLADIMIR POUTINE : LA FIN D’UN RÈGNE ? Par Galia ACKERMAN
« LA RUSE ET LA FORCE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES CONTEMPORAINES »
L’INTER-SOCIALITE AU COEUR DES DYNAMIQUES ACTUELLES DES RELATIONS INTERNATIONALES
LES MIRAGES SÉCURITAIRES. Par Bertrand BADIE
LE TERRITOIRE EN MAJESTÉ. Par Thierry GARCIN
UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ? Par Joséphine STARON
LES TALIBANS DANS LA STRATÉGIE DIPLOMATIQUE DE LA CHINE. Par Yohan BRIANT
🔎 CHINE/ETATS-UNIS/TAÏWAN : LE TRIANGLE INFERNAL. Par P.A. Donnet
LA RIVALITÉ CHINE/ÉTATS-UNIS SE JOUE ÉGALEMENT DANS LE SECTEUR DE LA HIGH TECH. Par Estelle PRIN
🔎 LES « MÉTAUX RARES » N’EXISTENT PAS... Par Didier JULIENNE
🔎 L’ARCTIQUE DANS LE SYSTÈME INTERNATIONAL. Par Thierry GARCIN
LES PARAMÈTRES DE LA STRATÉGIE DE DÉFENSE DE L’IRAN. Par Tewfik HAMEL
🔎 LES NOUVELLES GUERRES SYSTEMIQUES NON MILITAIRES. Par Raphaël CHAUVANCY
L’INTERNATIONALISME MÉDICAL CUBAIN AU-DELÀ DE L’ACTION HUMANITAIRE. Par G. B. KAMGUEM
UNE EUROPE TRIPLEMENT ORPHELINE
LA DETTE CHINOISE DE DJIBOUTI. Par THIERRY PAIRAULT
CONSEIL DE SECURITE - L’AFRIQUE EST-ELLE PRÊTE POUR PLUS DE RESPONSABILITÉ ?
COMMENT LA CHINE SE PREPARE POUR FAIRE FACE AU DEUXIEME CHOC ECONOMIQUE POST-COVID. Par J.F. DUFOUR
GUERRE ECONOMIQUE. ELEMENTS DE PRISE DE CONSCIENCE D’UNE PENSEE AUTONOME. Par Christian HARBULOT
LA CRISE DU COVID-19, UN REVELATEUR DE LA NATURE PROFONDE DE L’UNION EUROPEENNE. Par Michel FAUQUIER
(1) GEOPOLITIQUE D’INTERNET et du WEB. GUERRE et PAIX dans le VILLAGE PLANETAIRE. Par Laurent GAYARD
La GEOPOLITIQUE DES POSSIBLES. Le probable sera-t-il l’après 2008 ?
« Une QUADRATURE STRATEGIQUE » au secours des souverainetés nationales
L’Europe commence à réagir à l’EXTRATERRITORIALITE du droit américain. Enfin ! Par Stephane LAUER
LA DEFENSE FRANCAISE, HERITAGE ET PERPECTIVE EUROPEENNE. Intervention du Général J. PELLISTRANDI
L’EUROPE FACE AUX DEFIS DE LA MONDIALISATION (Conférence B. Badie)
De la COMPETITION ECONOMIQUE à la GUERRE FROIDE TECHNOLOGIQUE
ACTUALITES SUR L’OR NOIR. Par Francis PERRIN
TRUMP REINVENTE LA SOUVERAINETE LIMITEE. Par Pascal Boniface
Une mondialisation d’Etats-Nations en tension
LES THEORIES DES RELATIONS INTERNATIONALES AUJOURD’HUI. Par D. Battistella
MONDIALISATION HEUREUSE, FROIDE et JEU DE MASQUES...
RESISTANCE DES ETATS, TRANSLATION DE LA PUISSANCE
Ami - Ennemi : Une dialectique franco-allemande ?
DE LA DIT A LA DIPP : LA FRAGMENTATION DE LA...
Conférence de Pierre-Emmanuel Thomann : La rivalité géopolitique franco-allemande (24 janvier 2017)
Conférence d’Henrik Uterwedde : Une monnaie, deux visions (20 janvier 2016)
Conférence de Bertrand Badie : Les fractures moyen-orientales (10 mars 2016)
POUR L’INDE, LA RUSSIE EST UN INVESTISSEMENT A LONG TERME. Olivier DA LAGE
mercredi 18 septembre 2024 Olivier DA LAGE
Depuis le début des années 60, les relations entre l’Inde et la Russie sont proches et durables avec entre autres « un vecteur continu », qui fait encore recette (la lutte anti-coloniale). Par son immensité et son histoire, l’Inde est centrale au coeur du « Sud Global », s’affichant comme l’un des portes paroles essentiels. Sa doctrine du « multi-alignement » lui fournit des bénéfices stratégiques mais aussi des avantages économiques (cf pétrole payé en roupies et vente de produits raffinés de l’Inde à l’UE).
Toutefois cette doctrine rencontre des difficultés croissantes avec « l’encombrant » conflit ukrainien, une Chine menaçante... qui rendent nécessaire un rapprochement relatif avec l’Occident.
Avec une grande clarté analytique, Olivier Da Lage (1) nous fait pénétrer dans les relations diplomatiques essentielles de l’Inde, qui pourrait être de plus en plus perdante dans le triangle stratégique : Russie/Chine/Inde.
(1) Olivier Da Lage est chercheur associé à l’IRIS
POUR L’INDE, LA RUSSIE EST UN INVESTISSEMENT A LONG TERME
Un mois après sa reconduction à la tête du gouvernement indien, Narendra Modi s’est envolé le 8 juillet pour Moscou où il a passé deux jours avant de se rendre en Autriche. Certes, ce n’était pas à proprement parler son premier voyage à l’étranger après avoir entamé son troisième mandat puisqu’il s’était rendu à Bari à la mi-juin pour assister au G7 à l’invitation de la présidence italienne mais il avait en revanche séché dans la foulée le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï qui se tenait à Astana les 3 et 4 juillet.
Moscou représentait donc la première visite bilatérale de son nouveau mandat alors que la tradition veut plutôt que les premiers ministres indiens choisissent un pays du voisinage (Modi s’était rendu au Bhoutan après son élection de 2014 et aux Maldives après le scrutin de 2019). C’était aussi la première rencontre en tête-à-tête avec Vladimir Poutine depuis l’invasion russe de l’Ukraine et plus précisément depuis la visite à New Delhi du président russe en décembre 2021 à l’occasion du sommet annuel. De sommet annuel, il n’y a donc pas eu en 2022 et 2023 – à l’initiative de l’Inde – alors même que depuis 2014 et son accession au pouvoir, le premier ministre indien avait rencontré Vladimir Poutine seize fois auparavant, avant donc la rencontre du 8 juillet.
Même s’ils avaient eu l’occasion de se voir brièvement lors du sommet de l’OCS à Samarcande en septembre 2022, l’absence de contact direct entre les deux pays dont les liens sont si profonds depuis le début des années 60 commençait à interroger et donnait lieu à des spéculations sur un possible rafraîchissement de la relation russo-indienne. Il était donc urgent pour les deux capitales de donner un coup d’arrêt à ces rumeurs.
La volonté d’affichage était donc primordiale dans cette rencontre, destinée avant tout à mettre en scène l’excellence des liens entre les deux hommes et, au-delà de leur personne, des deux pays. Comme l’a fait remarquer le professeur Happymon Jacob, « forte en symbole et plutôt faible en substance, l’actuelle relation Inde-Russie est de plus en plus transactionnelle [1] ». Le contexte était délicat car la rencontre s’est tenue alors même que les alliés de l’OTAN étaient au même moment réunis à Washington pour célébrer le 75e anniversaire de l’organisation. Mais surtout, alors même que Modi donnait à Poutine l’une de ses fameuses accolades dont les photographies servent à l’intérieur de l’Inde sa stature d’homme d’État en lien avec les grands de ce monde, des missiles russes causaient un carnage dans un hôpital pour enfants de Kiev, provoquant la colère du président ukrainien Zelinsky à l’encontre du premier ministre indien qui n’a pas eu un mot pour évoquer le drame.
Du point de vue indien, l’importance de cette visite tenait moins aux protocoles économiques qui y ont été annoncés, purement formels, qu’au souci d’une part de rassurer la Russie sur le fait que son rapprochement marqué ces dernières années avec les Occidentaux en général et les États-Unis en particulier ne s’était pas opéré au détriment de sa relation avec la Russie, « l’ami des temps difficiles » (all weather friend), pour reprendre l’expression en vogue à New Delhi depuis des décennies. Du reste, en marge de la Conférence de Munich sur la sécurité en février 2024, le ministre indien des relations extérieures S. Jaishankar y avait encore insisté dans une interview au journal allemand Handelsblatt : « la Russie n’a jamais causé du tort aux intérêts indiens [2] ». Ces démonstrations d’amitié voyantes n’ont pas manqué d’agacer Washington qui l’a fait savoir tout aussi publiquement. Mais il ne s’agissait pas seulement d’affichage car la relation avec Moscou remonte aux premières années de l’indépendance de l’Inde et est profondément ancrée tant dans l’ADN de la diplomatie indienne qu’au sein de l’opinion publique du pays, indépendamment des opinions politiques des personnes interrogées.
Inde-Russie : une quasi-alliance
Aujourd’hui encore, ainsi que le montre une étude transnationale publiée en juillet 2023 par le Pew Research Center [3], 57 % des Indiens ont une opinion favorable de la Russie et 31 % seulement expriment un point de vue défavorable. Cela reflète sept décennies d’histoire au cours desquelles l’Inde a souvent pu compter sur le soutien de l’URSS, puis de la Russie, perçue par les Indiens comme l’héritière des bonnes dispositions soviétiques en faveur de leur pays. Même si New Delhi s’est fait le chantre du neutralisme et du non-alignement dans la foulée de la Conférence de Bandoeng (1955), le soutien apporté par l’Union soviétique aux luttes anti-coloniales, l’opinion positive qu’avait le pandit Nehru à l’égard de la planification socialiste à la soviétique, mais surtout, le soutien apporté par Washington au Pakistan, maillon clé de la chaîne anticommuniste mise en place par les États-Unis pour « contenir » l’expansion du communisme sur la planète a convaincu les responsables indiens d’opter pour un non-alignement qui ne soit pas équidistant de Moscou et Washington, mais sensiblement plus proche de l’Union soviétique.
Les soupçons américains à l’encontre de la politique suivie par New Delhi, confinant à une quasi-hostilité, n’ont pu que conformer les Indiens dans leurs orientations soviétophiles. Moscou ne s’est pas trop impliqué lors du conflit en 1962 opposant l’Inde et la Chine, avec laquelle l’URSS était encore alliée, mais en 1965, lors de la guerre indo-pakistanaise, l’appui russe était visible, face au soutien américano-britannique à Karachi [4] et c’est la médiation soviétique, favorable aux Indiens, qui a permis de mettre fin au conflit avec la signature des accords de Tachkent. C’est pourquoi, en août 1971, pour contrebalancer l’appui des États-Unis et de la Chine au Pakistan, Indira Gandhi signe un « traité de paix, d’amitié et de coopération ». Même s’il n’est pas à proprement parler un pacte militaire, ce texte s’approche de près d’un traité d’alliance que rejette l’Inde par principe, au nom du non-alignement et de l’« autonomie stratégique ». C’est ce traité qui, quatre mois plus tard, donne à Indira Gandhi la confiance d’entrer en guerre contre le Pakistan au côté des rebelles du Pakistan oriental et de remporter la victoire permettant la naissance du Bangladesh.
Aujourd’hui comme hier, des relations étroites avec Moscou constituent un axiome intangible de la diplomatie indienne et aucun rapprochement avec les États-Unis ne peut le remettre fondamentalement en cause. C’est pourquoi en 1979, Indira Gandhi n’a pas condamné l’invasion soviétique de l’Afghanistan, en 2014 Manmohan Singh s’est gardé de critiquer l’annexion de la Crimée par la Russie de Vladimir Poutine, et en 2022 (et par la suite), Narendra Modi n’a pas davantage condamné l’invasion de l’Ukraine à l’initiative de Poutine, veillant à ce que les délégués indiens s’abstiennent aux Nations Unies lors de plus d’une vingtaine de votes concernant la guerre en Ukraine.
La guerre en Ukraine, une épine dans le pied et une opportunité
L’Inde, comme pratiquement tous les autres pays de la planète (à la probable exception du Belarus et peut-être de la Chine) a été prise de court par la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine. Qu’elle se soit abstenue de condamner l’invasion ne vaut pas approbation, d’autant que l’intervention militaire russe a placé l’Inde dans une situation très délicate. Dans les mois qui ont suivi celle-ci, les Occidentaux ont multiplié – en vain – les pressions sur New Delhi pour que l’Inde sorte de sa neutralité apparente. La diplomatie indienne a tenu bon sous la pression, Jaishankar exprimant à plusieurs reprises son irritation en faisant valoir que l’Europe devrait comprendre que ses problèmes ne sont pas ceux du monde qu’elle a par ailleurs trop tendance à négliger quand ils ne la concernent pas directement. Ce faisant, la position indienne a rencontré un écho positif dans ce que l’on appelle désormais le Sud global où les postures morales de l’Occident lorsqu’il s’agit des autres agacent profondément. Indiens, Brésiliens et Sud-Africains, entre autres, ne se sont pas privés de dénoncer le double discours occidental alors que les Américains et leurs alliés sont intervenus en Irak sans l’autorisation du Conseil de sécurité. Cela a permis à l’Inde de consolider sa prétention à être le porte-parole du Sud global exprimé notamment lors de sa présidence du G20 en 2023.
Cependant, le malaise provoqué par la guerre elle-même est réel et on a pu en avoir un aperçu lorsque, sortant d’un silence de plusieurs mois, le premier ministre Narendra Modi a saisi l’occasion du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï à Samarcante en septembre 2022 pour s’adresser indirectement à Poutine, également présent sur place, en prononçant une phrase énigmatique : « Cette époque n’est pas celle de la guerre » (I know that today’s era is not the era for war). Bien que les analystes se soient longuement interrogés sur les conséquences pratiques de cette déclaration, elle a été unanimement perçue comme une critique indirecte de l’intervention russe. À tel point que lors du sommet du G20 à Bali en novembre, la phrase a été reproduite telle quelle dans le communiqué final auquel ne s’est pas opposé Serguei Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères qui représentait son pays. Par la suite, l’expression de Modi est devenue le mantra de la diplomatie indienne la dispensant de donner davantage de précisions sur sa portée réelle pour mettre fin au conflit.
Parallèlement, l’Inde a directement bénéficié des sanctions occidentales visant les hydrocarbures russes. Privée de débouchés en Europe, la Russie s’est tournée vers la Chine et l’Inde pour livrer, à des prix sacrifiés, le pétrole qu’elle ne pouvait plus vendre aux Occidentaux. L’Inde est parvenue à négocier non seulement des rabais substantiels sur le prix du brut livré par Moscou, de l’ordre de 20 % les premiers mois, mais à ce qu’il soit payé en roupies et non en dollars. Cette disposition permettait théoriquement à l’Inde d’échapper aux sanctions américaines concernant toute transaction en dollar, mais préservait aussi ses précieux avoirs en devises fortes. Quant aux roupies ainsi stockées par Moscou, elles devaient en principe être utilisées pour l’achat de marchandises indiennes, mais le commerce bilatéral étant déséquilibré au profit de la Russie, cette dernière s’est assez rapidement trouvée à la tête d’un monceau de roupies dont elle ne savait que faire. Quant à l’Inde, non contente de produire des produits raffinés à un prix inférieur à celui du marché, permettant de contenir l’inflation dans une année préélectorale, elle a également réexporté ces mêmes produits raffinés, notamment en Europe. Cela a fourni au gouvernement indien un argument de poids pour contrer ceux des Européens qui lui reprochaient de soutenir financièrement l’effort de guerre russe. La riposte était toute trouvée : en achetant les produits raffinés indiens dérivés du pétrole russe, l’Europe en fait tout autant et n’a pas de leçon à donner.
Plus généralement, après plusieurs mois difficiles sur le plan diplomatique, l’Inde s’est trouvée confortée dans son analyse initiale par l’impasse militaire dans laquelle semblent s’être enfermés les deux belligérants. En pariant sur un conflit gelé dont on ne pourra sortir que par la diplomatie, l’Inde a eu raison de ne pas parier sur l’Ukraine, au risque de mettre à mal sa relation avec la Russie, l’allié de toujours.
Modi en Ukraine, un changement de pied
La visite effectuée en Ukraine fin août 2024 par Narendra Modi montre cependant que les dirigeants indiens ont compris que la prolongation du statu quo était difficilement tenable dans la longue durée.
Tout d’abord, les Indiens ont pris conscience de l’effet désastreux de l’absence de réaction de Modi au bombardement de l’hôpital pour enfants de Kiev alors qu’il était reçu par Poutine, entraînant de très vives critiques du président ukrainien Zelensky qu’il avait pourtant rencontré le mois précédent en marge du G7. En second lieu, le caractère public des reproches américains habituellement sévères a dû faire réfléchir à New Delhi. On pense en particulier aux remarques de l’ambassadeur Eric Garcetti, proche du président Biden, qui a déclaré peu après la visite en Russie du premier ministre indien qu’à l’époque de la mondialisation, « aucune guerre n’est distante », observation qui s’est accompagnée d’une mise en garde : « je sais et je comprends que l’Inde aime son autonomie stratégique. Mais en période de conflit, il n’y a plus d’autonomie stratégique qui tienne. Dans ces moments de crise, nous devons savoir sur quels amis nous pouvons compter [5] ». Alors que l’Inde a besoin d’un soutien américain face aux incursions chinoises sur son territoire au Ladakh, le message ne pouvait être plus clair. De plus, en dépit des promesses faites par la Russie lors de la visite de juillet, plusieurs dizaines de ressortissants indiens étaient encore incorporés malgré eux dans l’armée russe et envoyés combattre en Ukraine où au moins huit d’entre eux ont été tués dans les combats.
C’est pourquoi, arrivant par train à Kiev le 23 août, Narendra Modi a donné à Volodymyr Zelensky l’une de ses fameuses accolades tandis que la presse indienne soulignait qu’il s’agissait de la toute première visite d’un chef de gouvernement indien depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991. La diplomatie de Delhi a également rappelé les « quatre paramètres » de l’attitude indienne quant à cette guerre : « Ce doit être une ère pour la paix ; il ne peut pas y avoir de solution à cette guerre sur le champ de bataille ; la Russie doit être présente à la table de négociation pour qu’un processus de paix réussisse ; enfin, l’Inde est “concernée et engagée” pour résoudre ce conflit ». Ce dernier point est de loin le plus important et novateur, car les autres phrases ressemblent à un catalogue de bonnes intentions. Or, l’Inde met en avant le fait qu’elle est l’un des rares pays à pouvoir parler aux deux parties. Il ne faut pas y voir pour autant le signe que New Delhi se pose en médiateur : l’Inde est notablement absente du marché de la médiation, contrairement à des pays comme la Suisse ou le Qatar. En revanche, alors que l’Inde avait refusé de signer le communiqué final de la conférence qui s’était tenue en juin à Genève (en l’absence de la Russie), il est désormais question que la prochaine ait lieu en Inde, à la demande expresse du président Zelensky qui souhaite visiblement impliquer davantage New Delhi dans la recherche d’une solution.
Le facteur chinois, toujours présent
De nombreuses raisons militent pour que l’Inde conserve d’étroites relations avec la Russie. Mais depuis quelques années, une, en particulier préoccupe les dirigeants indiens : le rapprochement marqué entre Moscou et Pékin. Jusqu’à récemment, la bonne entente sino-russe, faisant suite au long hiver sino-soviétique, a plutôt joué en faveur des intérêts indiens. C’est en effet sur l’insistance de Moscou que Pékin a fini par admettre New Delhi au sein de l’Organisation de coopération de Shanghaï en 2017 – à la condition que le Pakistan en devienne un membre simultanément. Mais les choses ont pris un tour préoccupant depuis l’invasion de l’Ukraine. Avant même l’intervention militaire russe, Vladimir Poutine s’était rendu en février 2022 à Pékin pour y rencontrer le président chinois Xi Jinping et les deux dirigeants avaient alors proclamé « l’amitié sans limite » entre leurs deux pays. Avec la prolongation de l’« Opération spéciale » russe qui n’aurait dû durer que quelques jours, la dépendance de la Russie envers la Chine est devenue patente, qu’il s’agisse des approvisionnements ou des exportations, le marché occidental étant désormais fermé à Moscou. La relation n’a plus rien d’égalitaire et la Chine est aux yeux de tous devenue le pilote de cet attelage.
Cette évolution est évidemment très préoccupante pour l’Inde qui avait jusqu’alors pu compter sur les Russes pour contrebalancer l’influence chinoise, du moins dans une certaine mesure. Désormais, c’est devenu beaucoup moins évident et les options ouvertes à l’Inde ne sont pas nombreuses : prendre ses distances avec Moscou reviendrait à précipiter davantage encore la Russie dans les bras de la Chine. Mais conserver les relations étroites du passé ne garantit pas non plus que Moscou prenne en compte les intérêts indiens si cela revient à s’opposer à la Chine. C’est pourtant la seconde option qui a été retenue, faute de choix véritable, tout en poursuivant parallèlement un rapprochement mesuré mais très réel avec les pays occidentaux pour se donner des larges de manœuvre.
L’Occident, une alternative qui n’en est pas vraiment une
Ce rapprochement avec l’Occident n’est pas à proprement parler une nouveauté. Il remonte en réalité aux premiers pas de la libéralisation économique de l’Inde dans les années 90. Mais les gouvernements successifs ont avancé régulièrement dans cette direction, le tournant étant la visite de cinq jours du président Clinton en mars 2000. Le réchauffement, qui s’est mué en rapprochement s’est poursuivi indépendamment des alternances intervenues tant en Inde qu’aux États-Unis, les deux pays concluant un « partenariat stratégique » en 2004.
En réalité, l’Inde cherche auprès des États-Unis (mais aussi de la France et d’Israël) ce que la Russie ne peut lui apporter : bien sûr, un élargissement de sa palette diplomatique et stratégique pour sortir d’un tête-à-tête trop exclusif avec les Russes, mais aussi l’accès à une technologie de pointe que ne maîtrise pas la Russie dans de nombreux domaines, à des armements performants de dernière génération, et politiquement, on l’a vu, à un soutien pour rééquilibrer sa position face à ce qui est perçu tant par les Indiens que les Occidentaux comme un expansionnisme de la Chine en Asie et au-delà.
C’est le sens qu’il faut donner aux nombreux exercices militaires conjoints avec les marines occidentales, ainsi que du Japon et de l’Australie, à la stratégie dite de l’Indo-Pacifique dont le non-dit évident est qu’elle est dirigée contre l’influence chinoise, et le « Dialogue quadrilatéral » (le Quad) qui associe le Japon, l’Australie, l’Inde et les États-Unis qui est dénoncé tant à Pékin qu’à Moscou comme une sorte d’OTAN asiatique. En réalité, si les Américains veulent en effet faire du Quad une alliance militaire, les Indiens résistent vigoureusement à ces pressions au nom de leur « autonomie stratégique », même si pour New Delhi, la composante militaire et stratégique du Quad va de soi, à condition de ne pas le dire ouvertement.
L’ouverture, y compris politique et militaire à l’Occident, est donc une réalité mais, multi-alignement oblige, elle a ses propres limites ainsi que l’a rappelé la visite du premier ministre indien à Moscou en juillet dernier.
La nature de la relation indo-russe
Le rapprochement avec l’Occident, à pas mesurés, mais constants est donc une réalité désormais bien ancrée dans la politique indienne, avec les limites déjà mentionnées. Ce rapprochement ne peut se faire au prix d’une rupture avec Moscou. Tout au plus peut-on noter que depuis quelques années, en dépit des proclamations de part et d’autre, la relation entre la Russie et l’Inde se distend quelque peu. Toutefois, ce rapprochement indo-occidental s’accompagne simultanément en Inde d’un discours très critique envers l’Occident confinant parfois à l’hostilité.
Cela tient à deux facteurs bien distincts mais complémentaires. D’une part, il s’agit
à la fois de ne pas alarmer la Russie qui s’inquiète facilement à chaque signe de proximité accrue entre New Delhi et ses partenaires occidentaux, mais aussi de rassurer l’opinion indienne, très favorable à la Russie pour de multiples raisons, notamment historiques. Mais cela tient aussi à des raisons idéologiques : le gouvernement nationaliste hindou au pouvoir en Inde ne perd pas une occasion de dénoncer la « mentalité coloniale » et le double discours des Occidentaux lorsqu’ils critiquent la situation intérieure de l’Inde. Ce discours s’appuie du reste sur la conviction profonde des dirigeants actuels et d’une grande partie de l’opinion que la civilisation indienne, plurimillénaire, est supérieure à celle d’un Occident voué à un déclin inexorable. Il est donc vraisemblable qu’à l’avenir, le rapprochement avec les États-Unis et l’Europe occidentale continuera de s’accompagner d’un discours critique, voire hostile, ce qui ne sera pas le cas à l’égard de la Russie, constamment épargnée par les critiques publiques indiennes.
L’Inde est habituée à jouer sur plusieurs tableaux à la fois, ce qu’elle a théorisé en baptisant « multi-alignement » cette approche. Toutefois, à mesure que les tensions entre la Russie et l’Occident s’accentuent, ce funambulisme est de plus en plus difficile à tenir et certains (rares) spécialistes indiens de géopolitique tels que C Raja Mohan le disent ouvertement [6]. À long terme, l’intérêt de l’Inde est très vraisemblablement une intensification de ses rapports avec les pays occidentaux. À court terme, et probablement au-delà, cependant, la relation avec la Russie continue d’être extrêmement importante pour l’Inde qui a investi dans ses rapports avec Moscou depuis sept décennies : la Russie est bien pour l’Inde un investissement à long terme.
Enfin, au-delà de l’intérêt intrinsèque que représentent ses rapports avec la Russie, l’Inde aurait beaucoup à perdre à prendre radicalement ses distances avec elle. Non seulement cela reviendrait à la pousser davantage encore à se rapprocher de la Chine, mais surtout, cela diminuerait ipso facto son intérêt stratégique aux yeux des Occidentaux qui la tiendraient dès lors pour acquise.
Autonomie stratégique, multi-alignement ou simple bon sens : tout porte New Delhi à continuer d’essayer de se faire désirer simultanément par la Russie et l’Occident.
Olivier Da Lage, le 18 septembre 2024
Mots-clés
« mondialisation heureuse et froide »crise
Défense
géoéconomie
géopolitique
gouvernance
Guerre
mondialisation
puissance
régionalisation
Relations internationales
souveraineté
Asie
Chine
Etats-Unis
Europe
Inde
Russie
Ukraine
Notes
[1] Happymon Jacob, « The Chinese tangle in India-Russia relations », Hindustan Times, 15 juillet 2024.
[2] ‘Russia never hurt India’s interests, Moscow-New Delhi relations were always stable’ : Jaishankar, Indian Express, 20 février 2024.
[4] Islamabad ne deviendra la capitale du Pakistan qu’en 1967.
[5] « ‘No war is distant’ : Eric Garcetti’s blunt message to India over PM Modi’ Russia trip », Hindustan Times, 12 juillet 2024.
[6] C Raja Mohan, « Not somebody else’s war », Indian Express, 31 juillet 2024.
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