GEOPOWEB

SPACEX VS BLUE ORIGIN, OU LES ÉTATS-UNIS CONTRE LE MONDE. Quentin GUEHO

vendredi 31 janvier 2025 Quentin GUEHO

Pour ceux qui en doutaient encore avant les évènements politiques et territoriaux récents, les « masques de la mondialisation heureuse » sont tombés depuis longtemps. Nous sommes bien dans une compétition technologique (une guerre économique/technologique effrénée, diraient certains). La Chine est désormais sur la « frontière technologique » pour de multiples activités : batteries électriques, cellules photovoltaïques, semi-conducteurs, trains rapides à grande vitesse, compétition spatiale et plus récemment intelligence artificielle... Dans ce bel article, Quentin Gueho (1) nous aide à retrouver les éléments essentiels à la compréhension de la « course spatiale » : dimensions techniques bien sûr mais aussi multiplicité des acteurs (privés/publics), « retour des Etats », logiques de puissance et rapports de force...
Nous sommes bien dans une dynamique de « planétisation » (Teilhard de Chardin) - mais avec quelle conscience humaine ? - dans un contexte de conflictualité forte où priment les rapports de force. On y retrouvera (en partie seulement) certaines caractéristiques de l’« interdépendance complexe » (Power and interdependence, R. Keohane, J. Nye. 1977, 2011), à savoir des relations internationales qui ne sont pas uniquement stato-centrées en raison de la multiplication des acteurs, des interactions complexes entre le privé et le public etc... En somme une approche multiscalaire, mais avec une dynamique orientée vers l’unilatéralisme brut... qui commence a éroder sérieusement les lectures des relations internationales de ces dernières années...

(1) Quentin GUEHO est Doctorant sur le droit des opérations militaires dans l’espace, Projet Neostars Saclay (HAPS)

12 avril 1961 . « Un grand évènement a eu lieu. Pour la première fois dans l’Histoire, un homme a volé dans le cosmos... »

SpaceX VS Blue Origin, ou les Etats-Unis contre le monde

Il est impossible de passer à côté de l’entreprise spatiale du milliardaire le plus riche du monde. SpaceX, de son vrai nom « Space Exploration Technologies Corporation », a révolutionné le secteur spatial et avec, l’exploration et l’utilisation de l’espace. Sa plus grande prouesse : faire réattérir ses lanceurs pour ensuite les réutiliser, ce qui a permis de réduire les coûts d’un lancement par dix. [1] Véritable archétype de la mouvance New Space, l’entreprise est devenue en deux décennies le centre du secteur spatial américain mais surtout mondial, tant en termes de volume que d’innovations technologiques.
Pourtant, la concurrence fait rage et une autre entreprise américaine, Blue Origin, rêve de lui voler sinon sa couronne, du moins une part du gâteau (1). Des activités qu’il faut dans tous les cas étudier sous le prisme de la dualité, car dans l’espace rien n’est jamais vraiment que civil (2). L’Europe, et le reste du monde, sont à la traîne et essayent désespérément de rattraper leur « retard » (3).

1. La méga constellation, catalyseur d’une course commerciale et étatique

Plus de la moitié des satellites orbitant autour de la Terre : c’est le nombre astronomique de satellites appartenant à SpaceX, entreprise américaine fondée par Elon Musk, désormais en charge du département de l’efficience du gouvernement. [2] [3] Ce déploiement massif semble aller à l’encontre de l’article I du Traité sur l’espace qui prévoit une liberté d’accès à l’espace à tous les États, voire de l’article II qui interdit toute appropriation de l’espace extra-atmosphérique. On pourrait même penser que la constellation Starlink ne répond plus à la définition d’une mega constellation, trop grosse et unique, définissant une nouvelle catégorie qui lui serait propre. Pour comparaison, la réglementation technique accompagnant la loi sur les opérations spatiales (la loi spatiale française, appelée LOS) considère qu’une constellation, qui est composée d’au moins dix objets spatiaux, devient « mega » quand elle est composée de plus de cent objets. [4]. Une goutte d’eau comparée à Starlink. « Internet haut débit dans le monde entier » [5] : c’est l’objectif de Musk, connecter le monde (même là où il n’y a personne à connecter) avec un temps de latence imbattable. L’argument se veut surtout économique : nos villes, transports, industries, entrepôts surconnectés sont avides d’une connexion toujours plus réactive pour nourrir une mondialisation (et une croissance) inarrêtable. Le problème des infrastructures terrestres (comprendre les câbles, pylônes et autres antennes) réside dans l’investissement massif de départ nécessaire et le coût de la mise à jour de ces infrastructures (pour la fibre en France, on estime le coût total entre 20 et 40 milliards d’euros [6] - notons qu’une constellation de satellite peut coûter tout aussi cher, [7] mais a l’avantage d’offrir une couverture mondiale).

Les satellites, eux, sont attirés constamment vers la planète Terre, et leur chute est accélérée quand ils se trouvent en orbite basse : les particules de la haute atmosphère entrent en contact avec l’engin, qui perd de l’altitude et finit par ré-entrer dans l’atmosphère et se désintégrer. Un satellite Starlink a une durée de vie approximative de cinq ans, [8] ce qui impose un remplacement fréquent de l’infrastructure, et donc une actualisation fréquente des technologies en orbite. Si l’on omet de remettre en question cette nécessité d’avoir accès à une connectivité permanente, ultra-performante et globale (mais nous y reviendrons), le modèle de la mega constellation paraît tout à fait tolérable, voire souhaitable. D’autant plus que pour le moment, ce sont surtout des acteurs privés qui se lancent dans ces aventures. SpaceX, même si largement subventionné par les Etats-Unis, [9] [10] a aussi investi massivement (et a permis au passage de véritables révolutions dans le secteur spatial). L’Europe semble prendre une direction différente avec Iris2, mais les acteurs privés sont les grands bénéficiaires de tels programmes spatiaux. [11]

Mais SpaceX n’est plus la seule mega entreprise américaine à vouloir s’approprier l’espace. Un autre milliardaire, Jeff Bezos, veut aussi sa mega constellation. Le patron d’Amazon s’est triplement lancé dans la course aux orbites, à la fois avec l’entreprise Amazon qui souhaite lancer sa méga constellation Kuiper, l’entreprise de lanceurs Blue Origin, sans oublier Amazon Web Services pour supporter le tout. [12] On reconnaît rapidement le modèle : a) le lancement d’une constellation ; b) par des lanceurs propriétaires (seulement en partie toutefois : la constellation est tellement massive que plusieurs lanceurs sont mobilisés, dont Ariane 6). [13] Tout comme SpaceX, l’envoie d’une constellation dans l’espace crée la demande commerciale pour un nouveau lanceur lourd, ce qui permet ensuite de décrocher des contrats rémunérateurs auprès du gouvernement fédéral.

Si la « guerre » commerciale sur le plan des constellations n’a pas encore commencé à proprement parler (SpaceX domine), elle est déjà bien entamée quant au retour des Américains sur la Lune – en tout cas, d’un point de vue des attributions de contrat. Ces deux compétitions sont intrinsèquement liées, car retourner sur la Lune demande a minima deux technologies : un lanceur lourd (voire très lourd), à l’instar de la fusée Saturn V des missions Apollo, et un alunisseur, capacité difficile à acquérir, pour assurer les derniers kilomètres jusqu’au sol de notre satellite naturel. Technologiquement, l’enjeu pour les Etats-Unis est grand, c’est le fer de lance de leur programme spatial Artemis et par la même occasion le masque de la coopération « occidentale » contre la Chine et la Russie. Économiquement, l’enjeu pour ces entreprises est peut-être encore plus important. [14] Construire une méga constellation demande du temps et de l’argent, des contrats publics sont donc nécessaires pour survivre. C’est aussi l’occasion de sortir vainqueur de la consolidation longtemps attendue du New Space. [15]

Un enjeu si important que Blue Origins assigne en justice la NASA en 2021. L’agence spatial américaine a attribué un unique contrat de 2,9 milliards de dollars à SpaceX pour développer un atterrisseur lunaire, mais rien pour Bezos (finalement, il obtiendra son contrat). [16] [17] Cette affaire qui réveille les passions révèle surtout l’importance outre-Atlantique des PPP, les partenariats publics-privés (Public-Private Partnerships). Ces partenariats permettent de transférer des masses d’argent conséquentes d’agences fédérales (comme la NASA ou la DARPA) vers des entreprises privées. Plus que de simples subventions, les PPP financent le développement de nouvelles technologies pour que ces entreprises puissent ensuite fournir des services à ces mêmes agences, tout en encourageant l’émergence d’une demande plus globale et le développement d’une offre commerciale solide. L’État fédéral américain délègue à ses entrepreneurs son secteur spatial. Ce système, en tant que tel, n’est pas particulièrement mauvais. On peut certes regretter la perte de compétences de l’État vis-à-vis de ses acteurs privés, mais ces derniers ont toujours été très impliqués dans l’aventure spatiale américaine. Surtout, on peut se questionner sur le pouvoir qui se trouve désormais entre les mains de quelques milliardaires, parfois très (trop ?) proches du pouvoir. Ces mêmes milliardaires qui en profitent pour nous vendre leur vision de l’exploration spatiale [18] (et désormais parlent à l’oreille des présidents).

Mais revenons, comme promis, sur l’utilité en tant que telle d’une mega constellation. Si l’on s’en tient aux promesses des opérateurs, les constellations sont nécessaires pour connecter le monde. Le milliardaire Greg Wyler avait d’ailleurs appelé son projet de constellation O3B, pour Other 3 Billion – comprendre toutes les personnes dans le monde qui n’ont pas accès à internet. [19] Il faut rappeler que pour le moment, des antennes ainsi que des abonnements spécifiques sont nécessaires pour recevoir internet depuis les constellations déployées (en France pour Starlink comptez 40€/mois, en ajoutant 349€ au début pour le matériel). [20] Nous ne sommes donc pas dans le cas d’une œuvre philanthropique géante, malgré ce que l’on pourrait croire. Il est vrai que cela évite la construction coûteuse d’infrastructures, des antennes, pylônes et autres infrastructures sur le sol des États. Un satellite en place n’a besoin que d’une antenne portable, bientôt que d’un téléphone. [21] En plus, l’entreprise qui lance supporte les premiers investissements (la mise en place de la constellation). Pratique, certes, mais les Etats étrangers bénéficiant de ces services pourraient bien ne pas prendre la peine de développer leurs infrastructures terrestres nationales (et donc souveraines). Il faut alors accepter une situation de dépendance extrêmement forte qui peut se répercuter sur la population locale : le moindre changement de politique de l’entreprise étrangère, comme l’augmentation des prix, peut avoir de sérieux impacts. Sans mention des risques de surveillance de masse par les agences de sécurité américaines si les données passent par le territoire américain. [22] [23]

Concernant l’utilité de ces mega constellations dans les pays largement industrialisés et connectés, le bénéfice d’internet par satellite réside surtout dans… on ne sait pas vraiment quoi. Ces pays possèdent aujourd’hui des réseaux d’infrastructures bien développés : 90% des foyers ont déjà accès à internet haut-débit en Europe et aux Etats-Unis. [24] [25] On comprend mal l’intérêt d’une mega constellation dans ce contexte. Vis-à-vis de l’environnement, elle devient anachronique. L’environnement spatial tout d’abord ; il n’est pas infini et s’encombre de plus en plus. Si les mega constellations génèrent pour le moment peu de débris spatiaux du fait de leur réentrée atmosphérique rapide, les risques de collision s’accroissent et imposent des manœuvres d’évitement incessantes. [26] En revanche, l’impact sur l’environnement terrestre est, lui, bien réel ; à commencer par les nombreux lancements nécessaires pour envoyer (et maintenir) une mega constellation complète en orbite, [27] mais aussi les innombrables réentrées atmosphériques à l’impact environnemental encore peu connu mais certain. [28] Le seul vrai intérêt de la constellation pourrait se trouver dans la défense.

Finalement, cette course entre SpaceX et Blue Origin ne concerne pour le moment que le marché intérieur américain. À terme, quand Kuiper sera fonctionnelle, le choix pour le reste du monde sera assez limité : internet via une constellation américaine, ou internet via une autre constellation américaine (OneWeb ne compte pas vraiment par sa petite taille, tout comme Iris2). C’est le vrai sujet de cet article : la domination américaine des orbites et des fréquences. Musk et Bezos se battent pour rafler des contrats fédéraux, et le monde assiste sans broncher à cette bataille, sans réaliser qu’il perd tout contrôle futur sur son espace extra-atmosphérique, pourtant « apanage de l’humanité tout entière ». [29]

2. Entre société civile et usages militaires : des infrastructures profondément duales

Une fois cela dit, il ne reste plus grand-chose à dire, et on peut se limiter à penser que ces mega constellations ne sont que le reflet d’une avidité sans borne d’individus déjà milliardaires. Mais on peut aussi supposer que ce combat des Etats-Unis contre le monde s’explique, encore et toujours, par la projection militaire américaine. Une mega constellation peut avoir bien des usages civils mais aussi militaires, et Starlink en est le meilleur exemple. Constellation la plus aboutie à ce jour, elle se compose de plusieurs milliers de satellites et couvre toute la surface de la Terre.

En février 2022, l’armée russe pénètre sur le territoire ukrainien et se dirige vers Kiev. Les systèmes de communication sont rapidement pris pour cible ce qui pénalise l’armée ukrainienne qui tente désespérément de se défendre face à un adversaire en théorie plus fort et mieux préparé. Il suffit d’un simple tweet pour que Musk se jette dans la bataille et offre sa mega constellation à l’armée ukrainienne. [30] La situation s’est désormais pérennisée : le Pentagone finance la fourniture du service. [31] La constellation reste indispensable, connectant le front et permettant les attaques de drones. Tellement indispensable que l’armée russe, bravant toutes les interdictions, utiliserait elle-aussi la constellation pour mener des attaques. [32]

L’avenir de l’Ukraine dépend donc en partie de SpaceX et de son patron. Une rumeur (vraisemblable) circule : Elon Musk aurait coupé le réseau pour empêcher une attaque massive de drones contre la flotte russe en mer noire. [33] La possible escalade (nucléaire) de la guerre l’aurait convaincu de la légitimité de son action. [34] On ne sait pas vraiment si l’armée américaine était derrière la manœuvre, mais le constat est là : un citoyen américain a le pouvoir de s’ingérer dans un conflit armé international (CAI). Il aurait aussi discuté directement avec le dirigeant russe avant de proposer un plan de paix désavantageux pour l’Ukraine. [35]

L’armée américaine souhaite aussi bénéficier des services de Starlink et utilise déjà la version militaire de la constellation, Starshield. [36] Mais l’armée ne ferme pas la porte aux nouvelles constellations, par exemple Kuiper. [37] Amazon a conçu sa constellation pour que cette dernière résiste, dans sa conception, aux cybers attaques et autres tentatives de disruption. [38] Bien sûr, la constellation de SpaceX n’est pas la seule infrastructure intéressante pour l’armée. Le mega lanceur Starship, actuellement en développement, est observé de très près par les responsables américains, et pourrait être utilisé pour des missions sensibles [39] ou de logistique, comme le transport de troupes. [40]. De tels contrats de défense – constellations, lancement, nouvelles technologies – permet aux entreprises de mener à bien en parallèle leurs activités civiles et de rester à flot. Les autres puissances spatiales doivent s’en souvenir : ces acteurs privés sont financés par l’État américain.

3. Et l’Europe (et les autres), dans tout ça ?

La mega constellation, le mega lanceur et la compétition en orbite sont des éléments clés de la compétition spatiale qui se déroule actuellement aux Etats-Unis. En prenant un peu de recul, il faut toutefois remarquer que cette compétition se déroule aussi à un niveau mondial. La Guerre froide et le début des années 2000 ont vu une coopération internationale exceptionnelle se développer entre les Etats : adoption de traités internationaux, construction de la Station spatiale internationale, missions scientifiques en tout genre… Les années que nous vivons sont propices à une cohabitation féroce entre ces mêmes grandes puissances, a peu de chose près. Accuser le New Space de tous les maux – commerciaux, sociétaux, environnementaux – serait un peu trop facile, mais il est indéniable que les avancées technologiques (illustrées à la perfection par SpaceX) qui ont permis une réduction drastique des coûts alimentent les stratégies délétères des États. Car s’il n’était pas possible d’envoyer des milliers de satellites dans l’espace à moindre coût, il n’y aurait pas de mega constellations, pas de guerre des orbites, et moins de pollution dans l’atmosphère.

L’Europe, comme à son habitude, essaye de suivre le mouvement, mais dans une moindre mesure – et peut-être pour le mieux. Certains acteurs historiques européens, comme Eutelsat, propose des solutions de télécommunications mélangeant GEO et LEO, permettant un nombre de satellites raisonné (mais pour des usages différents : on ne cherche pas à connecter le monde entier en permanence). [41] Infrastructure commerciale intégrant la constellation OneWeb (environ 600 satellites en LEO), ce n’est pas vraiment une option satisfaisante quand il s’agit d’en faire une utilisation duale. Alors l’Union européenne veut sa propre constellation. Les détails sur Iris2 sont encore discrets, mais on sait qu’elle sera utilisée pour des communications gouvernementales mais aussi privées et commerciales. Les contrats sont en train d’être négociés, et les acteurs européens se bousculent au portillon pour en faire partie. Un tel projet est rare en Europe (tous secteurs confondus) et une fois les satellites en orbite, la constellation demandera un entretien permanent, et donc un financement pérenne (et des revenus réguliers).

La nécessité d’une constellation souveraine européenne est davantage affirmée depuis le début de la guerre en Ukraine. La loi sur les opérations spatiales française (LOS) a même été mise à jour dans ce sens, prenant en compte la définition des constellations selon leur taille, introduisant au passage certaines règles particulières. [42] Mais l’engouement n’est pas aussi total qu’outre-Atlantique, et à raison. Le développement massif et désordonné d’acteurs privés envoyant des milliers de satellites dans l’espace n’est pas un schéma souhaitable à reproduire en Europe, tant pour la préservation de l’environnement terrestre que spatial (sans compter la dispersion des investissements, publics et privés, moindre qu’à l’étranger). L’idée d’une constellation unique au niveau européen fait sens. Mais tous les États pourraient ne pas être de cet avis : l’Italie songerait à confier à SpaceX une partie de ses communications gouvernementales et militaires. [43] Une stratégie douteuse, mais malheureusement habituelle, à l’opposé d’une souveraineté nationale et européenne forte.

Et les autres dans tout ça ? Si le New Space permet à de nouveaux pays d’accéder à l’espace (même sans posséder les technologies pour lancer beaucoup et à moindre coût), le modèle de la constellation reste encore inaccessible. Quelques pays ont bien des projets, mais ce sont plus des milliardaires qui veulent se servir d’un cadre légal avantageux plutôt qu’un réel projet étatique. [44] Seule la Chine a les moyens de planifier la mise en opération de mega constellations d’une taille comparable aux américaines. Plusieurs projets sont d’ailleurs en cours. [45] [46] Ces constellations seront-elles accessibles au reste du monde ? Le scénario Huawei se reproduira-t-il ? [47] Sinon, un projet russe a bien été évoqué, mais n’a pas vu le jour et ne devrait pas le voir avant un certain temps. [48]

Finalement, ces éléments questionnent notre rapport à l’espace extra-atmosphérique. Le secteur semble être pris au piège dans une course spatiale sans fin avec pour seul objectif la conquête des orbites et le déploiement massif de capacités spatiales, sans réel questionnement de fond sur l’utilité même de ces activités, ni sur une utilisation équitable et raisonnable de cette zone si particulière. Avec des enjeux de défense et de souveraineté au cœur du débat, les États-Unis ont parfaitement compris comment utiliser leur budget spatial annuel – le plus important au monde – en investissant l’espace.

La notion de « course spatiale » en dit long sur la vision qu’a le monde du secteur spatial. Le principe d’une course, c’est de passer la ligne d’arrivée avant les autres. C’est pour cela que l’on parle du retard de l’Europe : si nous étions vraiment dans une course, nous serions derrière les Etats-Unis et sans doute la Chine. La vraie question n’est pas celle du podium, mais plutôt de la ligne d’arrivée : où est-elle, et quelle est-elle ? Quand on y pense, les États fixent leurs propres objectifs, et devraient donc aussi se fixer leur propre ligne d’arrivée. Or, l’Europe ne cesse de regarder la ligne d’arrivée de Washington. L’Europe ne doit pas chercher à lutter en suivant le même modèle mais doit trouver son propre chemin, tout en chérissant son indépendance – industrielle, intellectuelle, souveraine, économique. La conquête spatiale n’est pas évidente ni fatale et nous ne sommes pas obligés d’y participer. Il est indéniable que l’espace apporte beaucoup aux sociétés, mais la seule façon de pérenniser son utilisation est d’en avoir une vision raisonnable et durable, pour l’environnement terrestre, spatial, et in fine pour préserver les sociétés elles-mêmes qui ne déménageront pas tout de suite sur Mars.

Quentin Gueho, le 28 janvier 2025

Note de l’auteur : cet article a été rédigé avant l’investiture de Donald Trump en tant que 47th Président des États-Unis, le 20 janvier 2025. Lors de son discours inaugural, il a prononcé ces mots : « And we will pursue our manifest destiny into the stars, launching American astronauts to plant the Stars and Stripes on the planet Mars. »  [49] La planète Mars est, depuis le début, l’objectif ultime d’Elon Musk, désormais très proche du président américain. « No, we’re going straight to Mars. The Moon is a distraction. » avait-il notamment déclaré sur X début janvier. [50] Le futur du programme lunaire américain Artemis est donc incertain. En revanche, l’avenir de SpaceX semble bien assuré.

Notes

[1VENDITTI (Bruno), « The Cost of Space Flight Before and After SpaceX », Visual Capitalist. 27 janvier 2022, [en ligne : https://www.visualcapitalist.com/the-cost-of-space-flight/] [consulté le 23 janvier 2025].

[2HUDSPETH BLACKBURN (Piper) - LUHBY (Tami) - PELLISH (Aaron) - EGAN (Matt), « Elon Musk and Vivek Ramaswamy will lead new ‘Department of Government Efficiency’ in Trump administration », CNN. 13 novembre 2024, [en ligne : https://www.cnn.com/2024/11/12/politics/elon-musk-vivek-ramaswamy-department-of-government-efficiency-trump/index.html] [consulté le 4 décembre 2024].

[3TOWNSEND (Chance), « DOGE officially announced. How the Elon Musk-led department will work », Mashable. 21 janvier 2025, [en ligne : https://mashable.com/article/doge-trump-executive-order-explained] [consulté le 23 janvier 2025].

[4« Arrêté du 31 mars 2011 relatif à la réglementation technique en application du décret n° 2009-643 du 9 juin 2009 relatif aux autorisations délivrées en application de la loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales ». 2011, en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000024095828

[5STARLINK, « Starlink », sur Starlink. [en ligne : https://www.starlink.com/fr] [consulté le 23 janvier 2025].

[6STARLINK, « Starlink », sur Starlink. [en ligne : https://www.starlink.com/fr] [consulté le 23 janvier 2025].

[7REZNIK (S. V.) - REUT (D. V.) - SHUSTILOVA (M. S.), « Comparison of geostationary and low-orbit “round dance” satellite communication systems », IOP Conference Series : Materials Science and Engineering, 971. no 5, novembre 2020, [en ligne : https://dx.doi.org/10.1088/1757-899X/971/5/052045] [consulté le 23 janvier 2025].

[9BARBER (Rachel), « Elon Musk wants to cut government spending. Tesla and SpaceX benefit from it », USA TODAY. 15 novembre 2024, [en ligne : https://eu.usatoday.com/story/money/2024/11/15/how-tesla-and-spacex-benefit-from-government-spending/76301473007/] [consulté le 23 janvier 2025].

[10FERNHOLZ (Tim), « Elon Musk’s SpaceX and Tesla get far more government money than NPR », Quartz. 13 avril 2023, [en ligne : https://qz.com/elon-musks-spacex-and-tesla-get-far-more-government-mon-1850332884] [consulté le 23 janvier 2025].

[11COMMISSION EUROPEENNE, « IRIS2 - la Commission européenne attribue le contrat de concession au consortium SpaceRISE », sur Bâtir l’avenir numérique de l’Europe. publié le 7 novembre 2024, [en ligne : https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/news/iris2-european-commission-awards-concession-contract-spacerise-consortium] [consulté le 23 janvier 2025].

[12ABOUT AMAZON, « Projet Kuiper  : Amazon sécurise jusqu’à 83 lancements de satellites avec Arianespace, Blue Origin et United Launch Alliance », sur About Amazon. publié le 5 avril 2022, [en ligne : https://www.aboutamazon.fr/actualites/appareils-amazon/projet-kuiper-amazon-securise-jusqua-83-lancements-de-satellites-avec-arianespace-blue-origin-et-united-launch-alliance] [consulté le 23 janvier 2025].

[13Ibid.

[14MAHONEY (Erin), « NASA Selects Blue Origin, Dynetics, SpaceX for Artemis Human Landers », sur NASA. publié le 30 avril 2020, [en ligne : https://www.nasa.gov/humans-in-space/nasa-selects-blue-origin-dynetics-spacex-for-artemis-human-landers/] [consulté le 23 janvier 2025].

[15FILLOUX (Frédéric), « New Space  : refroidissement en vue pour les start-up », L’Express. 25 septembre 2023, [en ligne : https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/new-space-refroidissement-en-vue-pour-les-start-up-J2B7LDS2QFEDLIJDBTAQ7MM7QI/] [consulté le 23 janvier 2025].

[16WATTLES (Jackie), « Blue Origin sues US government over NASA’s decision to award SpaceX lunar lander contract », CNN. 16 août 2021, [en ligne : https://www.cnn.com/2021/08/16/business/blue-origin-spacex-nasa-suit-scn/index.html] [consulté le 23 janvier 2025].

[17WATTLES (Jackie), « SpaceX wins $2.9 billion NASA contract for lunar lander », CNN. 16 avril 2021, [en ligne : https://www.cnn.com/2021/04/16/tech/spacex-nasa-moon-contract-scn/index.html] [consulté le 23 janvier 2025].

[18DUCARRE (Antoine), « Conquête de Mars  : Elon Musk précise sa vision sur les premières missions de SpaceX vers Mars », Science & Vie. 23 septembre 2024, [en ligne : https://www.science-et-vie.com/ciel-et-espace/mars/conquete-de-mars-elon-musk-les-premieres-missions-de-spacex-vers-mars-cest-pour-tres-bientot-177691.html] [consulté le 23 janvier 2025].

[19THALES, « O3B brings the internet to the ‘other 3 billion’ », sur Thales. publié le 9 juillet 2014, [en ligne : https://www.thalesgroup.com/en/worldwide/group/case-study/o3b-brings-internet-other-3-billion] [consulté le 10 juillet 2023].

[20STARLINK, « Starlink pour les résidences », sur Starlink. [en ligne : https://www.starlink.com/fr/residential] [consulté le 23 janvier 2025].

[21STARLINK, « Starlink Direct To Cell », sur Starlink. [en ligne : https://www.starlink.com/business/direct-to-cell] [consulté le 23 janvier 2025].

[22La loi américaine offre la possibilité sous certaines conditions de surveiller les personnes étrangères via leurs données stockées aux Etats-Unis. Une situation particulièrement avantageuse vis-à-vis des GAFAM, mais peut-être aussi de Starlink. Voir Foreign Intelligence Surveillance Act of 1978, Amendments Act of 2008, Public Law 110–261, 10 July 2008, sec. 702 (50 USC 1881a.) [en ligne : https://www.govinfo.gov/content/pkg/PLAW-110publ261/pdf/PLAW-110publ261.pdf].

[23GEFFRAY (Maxime), « Extension of the FISA Act : A Threat to Our Data and Digital Sovereignty ? », Oodrive. 24 juillet 2024, [en ligne : https://www.oodrive.com/blog/regulation/fisa-law-extension/] [consulté le 23 janvier 2025].

[24BBC, « Starlink : Why is Elon Musk launching thousands of satellites ? », BBC. 2 août 2022, [en ligne : https://www.bbc.com/news/technology-62339835] [consulté le 23 janvier 2025].

[25EUROSTAT, « Digital economy and society statistics - households and individuals », sur Statistics Explained. publié le décembre 2024, [en ligne : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Digital_economy_and_society_statistics_-_households_and_individuals] [consulté le 23 janvier 2025].

[26ESA SPACE DEBRIS OFFICE, « ESA’s Annual Space Environment Report 2024 », [s. l.]. 2024, [en ligne : https://www.esa.int/Space_Safety/Space_Debris/ESA_Space_Environment_Report_2024].

[27PULTAROVA (Tereza), « Pollution from rocket launches and burning satellites could cause the next environmental emergency », Space.com. 15 octobre 2024, [en ligne : https://www.space.com/rocket-launches-satellite-reentries-air-pollution-concerns] [consulté le 23 janvier 2025].

[28DAVID (Leonard), « Studies flag environmental impact of reentry », SpaceNews. 22 décembre 2022, [en ligne : https://spacenews.com/studies-flag-environmental-impact-of-reentry/] [consulté le 23 janvier 2025].

[29« Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes », RTNU n° 610 p. 205. 1967, [en ligne : https://treaties.un.org/Pages/showDetails.aspx?objid=0800000280128cbd&clang=_fr].

[30ZETLIN (Minda), « Here’s the Untold Story of How a Single Tweet to Elon Musk Changed History », Inc. 26 mars 2022, [en ligne : https://www.inc.com/minda-zetlin/elon-musk-starlink-ukraine-mykhailo-fedorov-tweet-twitter.html] [consulté le 23 janvier 2025].

[31STONE (Mike) - ROULETTE (Joey), « SpaceX’s Starlink wins Pentagon contract for satellite services to Ukraine », Reuters. 1 juin 2023, [en ligne : https://www.reuters.com/business/aerospace-defense/pentagon-buys-starlink-ukraine-statement-2023-06-01/] [consulté le 23 janvier 2025].

[32PATON WALSH (Nick) - MARQUARDT (Alex) - DAVEY-ATTLEE (Florence) - GAK (Kosta), « Ukraine relies on Starlink for its drone war. Russia appears to be bypassing sanctions to use the devices too », CNN. 26 mars 2024, [en ligne : https://www.cnn.com/2024/03/25/europe/ukraine-starlink-drones-russia-intl-cmd/index.html] [consulté le 28 octobre 2024].

[33Ibid

[34BORGER (Julian), « Elon Musk ordered Starlink to be turned off during Ukraine offensive, book says », The Guardian. 7 septembre 2023, [en ligne : https://www.theguardian.com/technology/2023/sep/07/elon-musk-ordered-starlink-turned-off-ukraine-offensive-biography] [consulté le 23 janvier 2025].

[35KLEPPER (David) - MASCARO (Lisa), « Here’s a look at Musk’s contact with Putin and why it matters », AP News. 25 octobre 2024, [en ligne : https://apnews.com/article/musk-putin-x-trump-tesla-election-russia-9cecb7cb0f23ccce49336771280ae179] [consulté le 23 janvier 2025].

[36ROULETTE (Joey) - TAYLOR (Marisa), « Exclusive : Musk’s SpaceX is building spy satellite network for US intelligence agency, sources say », Reuters. 16 mars 2024, [en ligne : https://www.reuters.com/technology/space/musks-spacex-is-building-spy-satellite-network-us-intelligence-agency-sources-2024-03-16/] [consulté le 23 janvier 2025].

[37ALBON (Courtney), « Reliant on Starlink, Army eager for more SATCOM constellation options », Defense News. 21 août 2024, [en ligne : https://www.defensenews.com/space/2024/08/21/reliant-on-starlink-army-eager-for-more-satcom-constellation-options/] [consulté le 23 janvier 2025].

[38THOMPSON (Loren), « Amazon’s Kuiper Orbital Internet System Will Include Important National Security Features », Forbes. 6 février 2024, [en ligne : https://www.forbes.com/sites/lorenthompson/2024/02/06/amazons-kuiper-orbital-internet-system-will-include-important-national-security-features/] [consulté le 23 janvier 2025].

[39TINGLEY (Brett), « US military eyes SpaceX Starship for “sensitive and potentially dangerous missions” : report », Space.com. 31 janvier 2024, [en ligne : https://www.space.com/spacex-starship-pentagon-military-missions] [consulté le 23 janvier 2025].

[40TRIBOU (Richard) - SENTINEL (Orlando), « US military hopes one day to move supplies, maybe troops, on SpaceX’s Starship », Phys.org. 12 février 2024, [en ligne : https://phys.org/news/2024-02-military-day-troops-spacex-starship.html] consulté le 23 janvier 2025

[41EUTELSAT, « About Eutelsat Group », sur Eutelsat. [en ligne : https://www.eutelsat.com] [consulté le 23 janvier 2025].

[42« Arrêté du 31 mars 2011 relatif à la réglementation technique en application du décret n° 2009-643 du 9 juin 2009 relatif aux autorisations délivrées en application de la loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales ». 2011, [en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000024095828].

[43KAVAL (Allan), « En Italie, un possible contrat de communication avec SpaceX divise », Le Monde. 8 janvier 2025, [en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/01/08/en-italie-un-possible-contrat-de-communication-avec-spacex-divise_6487886_3210.html] [consulté le 23 janvier 2025].

[44FOUST (Jeff), « Satellite operators criticize “extreme” megaconstellation filings », SpaceNews. 14 décembre 2021, [en ligne : https://spacenews.com/satellite-operators-criticize-extreme-megaconstellation-filings/] [consulté le 23 janvier 2025].

[45JONES (Andrew), « China kicks off Guowang megaconstellation with Long March 5B launch », SpaceNews. 16 décembre 2024, [en ligne : https://spacenews.com/china-kicks-off-guowang-megaconstellation-with-long-march-5b-launch/] [consulté le 23 janvier 2025].

[46JONES (Andrew), « Chinese firm files plans for 10,000-satellite constellation », SpaceNews. 27 mai 2024, [en ligne : https://spacenews.com/chinese-firm-files-plans-for-10000-satellite-constellation/] [consulté le 6 janvier 2025].

[47KROET (Cynthia), « Eleven EU countries took 5G security measures to ban Huawei, ZTE », euronews. 12 août 2024, [en ligne : https://www.euronews.com/next/2024/08/12/eleven-eu-countries-took-5g-security-measures-to-ban-huawei-zte] [consulté le 23 janvier 2025].

[48STARCHAK (Maxim), « Russia wants 2,600 satellites in orbit by 2036. Is this realistic ? », Defense News. 8 juillet 2024, [en ligne : https://www.defensenews.com/space/2024/07/08/russia-wants-2600-satellites-in-orbit-by-2036-is-this-realistic/] [consulté le 23 janvier 2025].

[49TRUMP (Donald), The Inaugural Address mené par. 20 janvier 2025, [en ligne : https://www.whitehouse.gov/remarks/2025/01/the-inaugural-address/] [consulté le 23 janvier 2025].

[50MUSK (Elon), Post X d’Elon Musk [courriel], sur X. 3 janvier 2025, [en ligne : https://x.com/elonmusk/status/1875023335891026324] [consulté le 23 janvier 2025].

Répondre à cet article