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LA BATAILLE DES BATTERIES ÉLECTRIQUES NE FAIT QUE COMMENCER. Par Stéphane LAUER

Transition énergétique et géopolitique

vendredi 17 décembre 2021 Stephane LAUER

Stéphane Lauer (1) analyse l’emballement du marché des batteries lithium, conséquence de l’accélération de la transition énergétique et d’une nouvelle géopolitique en gestation. Autour de nouveaux rapports de force, de course à la puissance, ce secteur stratégique met en lumière de multiples dimensions : relations Chine et pays africains, Etats-Unis et priorisation des intérêts, Union européenne et volontarisme... A l’évidence, le laissez-faire total et des chaînes de valeur « low cost » ne peuvent constituer une dynamique favorable à la souveraineté économique et à une certaine autonomie stratégique. Le secteur des batteries lithium préfigure assurément la mondialisation de demain... en questionnant la notion même de métaux rares.

(1) Editorialiste au Monde et titulaire de la chronique « Économie »

1953 : la batterie d’accumulateurs constitue l’un des organes essentiels de l’équipement électrique des véhicules automobiles...

LA BATAILLE DES BATTERIES ÉLECTRIQUES NE FAIT QUE COMMENCER

Tension passagère ou retournement plus durable ? Il y a quelques semaines, le principal prévisionniste de l’industrie minière, Benchmark Mineral Intelligence, constatait pour la première fois depuis le début de l’industrialisation à grande échelle des batteries Lithium-Ion une augmentation des prix payés par les constructeurs automobiles mondiaux. Jusqu’à présent, les économies d’échelle découlant de la forte hausse des ventes de véhicules électriques et la maîtrise grandissante des processus de fabrication avaient permis une baisse constante des coûts. En 2021, ce n’est plus le cas : les fabricants chinois, ultra-dominants sur ce marché, ont commencé à relever sensiblement leurs tarifs. Une tendance qui devrait se poursuivre au moins jusqu’au milieu de la décennie, selon ces experts.

A l’origine de cet emballement, le cours des matières premières qui explosent. En un an, le prix de la tonne de nickel s’est envolé de 34 %, celle de cobalt de 82 %, quant au lithium, la progression atteint les 313 % ! Cette inflation inédite s’explique par un double phénomène : les usines de batteries se multiplient un peu partout sur la planète au rythme de l’accélération de la transition énergétique, tandis que les gisements de minerais menacent de s’épuiser plus ou moins rapidement. Selon la Banque mondiale, la demande des métaux nécessaires à la fabrication des batteries (aluminium, cobalt, fer, plomb, lithium, manganèse et nickel) devrait augmenter de plus de 1 000 % d’ici à 2050. La Commission européenne estime que les besoins de l’UE en lithium vont être multipliés par dix-huit d’ici à 2030, ceux en cobalt par cinq. L’Agence internationale de l’énergie s’attend à une pénurie de cobalt à cet horizon.

Ce contexte de consommation aussi effrénée que soudaine dans un environnement de ressources limitées est de nature à générer des tensions géopolitiques grandissantes. Finalement, le monde décarboné s’annonce aussi instable que celui qui était jusqu’à présent structuré par les énergies fossiles. Aujourd’hui, les trois premiers pays producteurs de pétrole ou de gaz pèsent moins de la moitié de la production mondiale. Pour le cobalt, le lithium, le graphite, le poids des trois premiers fournisseurs tourne autour de 80 %.

Dans cette course vers la transition énergétique, les stratégies diffèrent en fonction de la vitesse de la prise de conscience du caractère stratégique de la maîtrise de l’ensemble la chaîne de valeur de la voiture électrique. Incontestablement, la Chine est partie très avance. La situation en République Démocratique du Congo (RDC), premier producteur mondial de cobalt, permet de comprendre non seulement les ressorts de la stratégie chinoise, mais aussi ses limites.

Alors qu’on ne parlait pas encore de voitures électriques ni de transition énergétique, Pékin a jeté son dévolu sur les ressources du pays en 2006 en négociant avec le président congolais Joseph Kabila ce qui allait devenir le « contrat du siècle ». Rongée par la corruption et la multiplication des atteintes aux droits humains, la RDC était alors de plus en plus boudée par les banques internationales et les investisseurs occidentaux. Jusqu’à la fin de la guerre froide, les Etats-Unis étaient restés vigilants à propos des visées de l’Union soviétique sur les ressources minières africaines. Mais à la chute du communisme, la vigilance s’est relâchée et les financements pour soutenir les projets américains sur place ont commencé à se tarir. Les attaques du 11 septembre 2001 ont fini par convaincre les Etats-Unis que les priorités devraient désormais se concentrer sur la lutte contre le terrorisme, faisant passer la préservation des intérêts américains en Afrique au second plan.

Pékin a su habilement profiter du vide laissé par les Etats-Unis en proposant à Joseph Kabila d’investir 6 milliards de dollars dans les infrastructures du pays contre le droit de mettre la main sur 10 millions de tonnes de cuivre et 600 000 tonnes de cobalt. La mise sous tutelle de la Chine s’est encore renforcée à partir de 2015 avec le lancement par le président Xi Jinping du plan « Made in China 2025 ». Son but : transformer l’Empire du milieu en l’espace d’une décennie en une superpuissance industrielle dans dix domaines clefs, notamment dans les batteries électriques. L’ambition s’est traduite par un flux gigantesque d’investissements de la part des groupes miniers chinois vers la RDC. Ceux-ci, détenus de façon plus ou moins directe par l’État ont ainsi reçu plus de 124 milliards de dollars de financements, selon une enquête du New York Times.

Une partie de cet argent a notamment permis en 2016 à la société China Molybdenum de racheter à l’américain Freeport-McMoRan l’un des plus gros gisements du monde, la mine de Tenke Fungurume. Plombé par des investissements hasardeux dans les énergies fossiles, le groupe de Phoenix cherchait à tout prix à se désendetter pour le plus grand bonheur des Chinois. En décembre 2020, Freeport-McMoRan récidivait en cédant, toujours à China Molybdenum le contrôle du site de Kisanfu, la plus grosse réserve de cobalt du monde. En l’espace de quatre ans, la présence américaine dans le cobalt congolais a été réduite à néant sans la moindre réaction de l’administration Trump.

Seulement voilà, quinze ans après la signature du « contrat du siècle », les résultats ne sont pas au rendez-vous pour la RDC. Selon un rapport commandé par le successeur de M.Kabila, Félix Tshisekedi, les financements restent très en deçà des promesses et les populations locales attendent toujours les retombées économiques de l’accord. Le gouvernement congolais s’est lancé avec Pékin dans un bras de fer à l’issue incertaine, réclamant le réexamen des contrats miniers avec les entreprises chinoises.

Pour l’Union européenne, qui a également fait des batteries électriques un pilier de la stratégie pour bâtir sa souveraineté économique, la question de l’accès aux matières premières se pose de façon cruciale. Sans secteur minier digne de ce nom, sans gisements importants sur son sol, l’UE se retrouve dans une position inconfortable pour improviser une stratégie. Une feuille de route publiée par la Commission européenne il y a quelques mois évoque plusieurs pistes comme l’optimisation du recyclage des batteries et surtout la promotion de sources d’approvisionnements durables et responsables, « en renforçant le commerce ouvert et réglementé des matières premières et en supprimant les distorsions des échanges commerciaux internationaux ». Vaste programme.

Ces préoccupations constituent un enjeu crucial de la transition écologique. Car aux tensions politiques évoquées plus haut s’ajoutent des conditions d’exploitation de plus en plus dénoncées par les ONG. Selon le Wilson Center, un groupe de réflexion américain, plus de 40 000 enfants travaillent dans mines de cobalt de RDC. Certains ont à peine 6 ans, tandis que le salaire moyen ne dépasse pas deux dollars par jour. Par ailleurs, dans un récent rapport, l’OCDE alerte sur le risque que « le transfert de la charge de la réduction des émissions vers d’autres parties de la chaîne économique ne fasse que provoquer de nouveaux problèmes environnementaux et sociaux, tels que la pollution par les métaux lourds, la destruction des habitats ou l’épuisement des ressources ».

Reste à passer des grands principes à la pratique. «  Le fait que la Chine ne tienne pas ses engagements auprès de ses partenaires africains offre des opportunités à l’UE, estime un expert du secteur. Mais il ne faut pas être naïf : si l’on impose des contraintes sociales et environnementales trop ambitieuses, les pays producteurs auront tendance à se tourner vers des clients moins regardants, surtout dans un contexte de concurrence exacerbée et de pénuries à moyen terme ». Des sauts technologiques, permettant de se passer de tel ou tel composant, vont sans doute se produire dans les prochaines années. Mais il est peu probable qu’ils soient suffisants pour faire baisser la fièvre de cette ruée vers les batteries électriques. La bataille ne fait que commencer.

Stéphane Lauer, le 17 décembre 2021

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