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LES VESTIGES DU PAYS DE JU : DE LA RECONQUETE DE LA CHINE AUX SEMI-CONDUCTEURS TAÏWANAIS. Alex Desmules

mercredi 21 février 2024 Alex DESMULES

Outre les contributions de chercheurs et universitaires, Geopoweb publie parfois des articles remarqués, écrits par de grands étudiants. Vous pourrez lire aujourd’hui celui d’Alex Desmules. Il est l’auteur en 2023 d’un Mémoire « Souvenirs du Pays de Ju - Ambitions, plans et échec de la reconquête de la Chine par le Kuomintang à Taïwan (1949-1979) ». Le premier travail transversal en langue occidentale sur un sujet très peu étudié : les tentatives de reconquête nationaliste de la Chine continentale depuis Taïwan.

LES VESTIGES DU PAYS DE JU : DE LA RECONQUETE DE LA CHINE AUX SEMI-CONDUCTEURS TAÏWANAIS

Lai Ching-te, c’est donc le nom du gagnant de l’élection présidentielle menée à Taïwan le 13janvier 2024 dernier. Avec sa colistière, Hsiao Bi-khim, le chef du Parti Démocrate-Progressiste (PDP) devrait prendre ses fonctions en mai, après avoir battu ses opposants du Parti Nationaliste Chinois (Kuomintang, KMT) et du Parti Populaire Taïwanais (TPP), et ce dans un contexte de détérioration continu des relations avec la Chine, l’énorme voisin de l’île en forme de patate douce [1]. Lai est en fait le successeur politique de Tsai Ing-wen, la Présidente sortante, déjà désignée comme la « bête noire » de Pékin, qui a fait entendre sa violente désapprobation de la politique de l’île depuis le début du mandat de Tsai, il y a déjà huit ans. Effectivement, si la République Populaire n’a jamais contrôlé ni administré Taïwan, Pékin revendique l’île et l’archipel d’ilots qui l’entoure comme sa 23e province, une province qui serait « rebelle ». La Chine s’est ainsi employée à isoler Taïwan, en particulier depuis le début de la présidence Tsai, en usant de l’arme économique pour arracher les partenaires officiels de l’île un à un. Sao-Tomé et Principe, le Burkina Faso, la République Dominicaine, le Panama, Kiribati, les îles Solomon, le Salvador, le Honduras ont ainsi rompu leurs relations avec Taipei sous la pression continue des émissaires de Pékin. Nauru a fait de même le 15 janvier, un châtiment chinois qui fait suite à l’élection de Lai [2]. Le prochain pourrait être Tuvalu, dont l’élection générale s’est terminée défavorablement pour les partisans d’une continuation des liens avec Taïwan, ce qui pourrait raccourcir la liste des Etats reconnaissants Taïwan à onze pays, plus le Vatican.

Fig 1. Une carte de Taïwan en 1962 (CIA, Domaine public)

L’isolation diplomatique de Taïwan peut sembler étrange, tant l’île qui se hisse au 21e rang économique et au 14e rang militaire mondiaux, semble être, au moins, une puissance régionale. C’est sans compter sur la sacro-sainte « Politique de la Chine Unique » poursuivie par Pékin. Alors que Taïwan n’a jamais déclaré son indépendance de jure du fait des menaces de son voisin, la Chine populaire empêche ses partenaires diplomatiques de reconnaître à la fois Pékin et Taipei.

L’intérêt occidental pour la question de Taïwan a cependant été ravivé en parallèle de cette descente aux enfers de la diplomatie de Taipei. De fait, l’île est championne dans le domaine des semi-conducteurs, crucial élément qui équipe désormais tous nos appareils, détenant 60% de la production mondiale, et 90% de la production des semi-conducteurs les plus avancés. Taiwan Semi-conductor Manufacturing Company (TSMC), le sésame de cet appareil de production, est devenu un véritable argument diplomatique pour Taïwan pour se maintenir à flot diplomatiquement en revêtant d’un caractère hautement stratégique à la fois pour les Etats-Unis, pour l’Europe mais aussi pour l’ensemble de l’économie mondiale. Le rôle joué par Taïwan durant la pandémie de Covid-19 (lanceur d’alerte, près de trois semaines avant que l’OMS ne s’empare du dossier, soutien matériel et sanitaire pour les pays submergés par la maladie, ouverture de couloirs économiques de survie pour les pays du Pacifique) a aussi contribué à remettre sur le devant de la scène l’affaire taïwanaise.

Dès lors la question d’un conflit possible à Taïwan s’est révélée, soulevant en fait une autre question, qui avait longtemps été délaissée en Europe : Pourquoi Taïwan est-elle indépendante ? A cette question, le Parti Communiste Chinois répondrait que cette situation est une conjonction des efforts perfides des Etats-Unis, du réactionnaire Parti Nationaliste Chinois (KMT) de Chiang Kai-shek et des indépendantistes taïwanais, à la tête d’une « Campagne de dé-sinisation de Taïwan » pour empêcher l’avènement puis la prospérité de la Chine nouvelle née en 1949. Tout cela est bien entendu beaucoup plus compliqué. Se plonger dans l’Histoire contemporaine de Taïwan pour comprendre la situation diplomatique actuelle de l’île, c’est se confronter aux rêves brisés d’une génération entière de révolutionnaires républicains chinois, au forgeage d’une identité taïwanaise distincte au fil de trois colonisations distinctes et à la volonté stratégique américaine de contenir une Chine communiste naissante et instable. C’est en fait se plonger dans un pays qui n’a en fait jamais existé, celui de Ju, fantasque avatar d’une Chine exilée que le Kuomintang s’employa à faire exister pendant presque 30 années, de 1949 à 1979 sur l’île de Taïwan.

Les nécessités de cet article ne permettent pas de développer très précisément l’histoire de Taïwan avant l’arrivée des nationalistes chinois. Vous trouverez disponible ici un bref résumé croisant l’histoire politique de Taïwan et de la Chine.

Le contexte taïwanais

Fig 2. : Chiang Kai-shek (à droite avec un chapeau mou) et son fils Chiang Ching-kuo (à droite) pendant leur exil taïwanais en 1954 (Wikimedia Commons, domaine public)

La recherche a longtemps hésité sur la nature de cette grande illusion de la Chine libre

Certains chercheurs considèrent que Chiang Kai-shek, bien conscient de l’impossibilité de reconquérir la Chine, a voulu utiliser ce discours pour justifier sa gouvernance autoritaire. Le KMT aurait ainsi manipulé le discours public pour garantir son maintien au pouvoir, sans véritable objectif de « Salut de la patrie » et justifier la continuation de la dictature d’une minorité, les Waishengren sur les locaux, les Benshengren. Il semble aujourd’hui plutôt que ce discours était sincère, de la part d’une génération de révolutionnaires et de politiciens républicains anticommunistes. La tentation de reprendre le Continent semble en fait plutôt vivace dans la politique nationaliste et en est devenu l’un des points cardinaux à partir de 1950, et surtout après 1955 et la réforme – pour le moins réussie- du Parti. Le discours nationaliste justifierait en fait plus un état d’urgence, de siège, imposé à une société qui possède des structures démocratiques au demeurant fonctionnelles [3]. La transition, plus ou moins aisée de la dictature à la démocratie dans les années 1990 prouve d’ailleurs bien la prédisposition des institutions de la République pour un fonctionnement démocratique normal.

Chiang Kai-shek voyait en fait effectivement Taïwan comme un tremplin pour sa reconquête, et ce au moins jusqu’à son départ progressif du pouvoir à partir de 1972.

Le tremplin de la Reconquête

La préparation de la Reconquête débute dès 1950. Le premier plan, le Plan 3-7-5 [4], qui inclut un débarquement au Fujian et dans l’île méridionale de Hainan est étudié en parallèle d’un plan de renforcement matériel et logistique de l’Armée de la République. Chiang refuse le plan au final, jugé trop limité et trop prématuré alors que le KMT est en pleine réforme. Chiang préfère d’abord s’occuper du rapatriement de 30 000 soldats chinois internés par les Français en Indochine depuis 1949 puis de 14 000 prisonniers chinois capturés par les Forces Onusiennes en Corée et ayant décidé de faire défection pour renflouer ses forces. La fin de la réforme du KMT relance le projet d’offensive continentale. Chiang Kai-shek montre d’ailleurs sa détermination en déclarant qu’il ne faudra qu’ « Un an de préparation, deux ans de reconquête, trois ans de nettoyage, cinq années de succès ! » (Yī nián zhǔnbèi, èr nián fǎngōng, sān nián sǎodàng, wǔ nián cheng gōng, 一年準備、二年反攻、三年掃蕩、五年成功).

Le nouveau plan étudié est le « Plan Gloire » (Plan Guang). Guang est en fait écrit par des soldats japonais. Ennemis d’hier, Chiang Kai-shek a formé un groupe secret de conseillers issus de l’ancienne Armée Impériale Japonaise pour l’aider dans ses entreprises militaires. Ce « Groupe Blanc » (Báituán, 白團) [5], s’il est peu apprécié par l’état-major chinois, a fait ses preuves lors des défenses de Chongqing et Kinmen en 1949. Le Plan Guang théorise un débarquement à Canton, dans le Delta de la Rivière des Perles et une campagne-éclair de six mois pour s’emparer de la Chine du Sud, au moins jusqu’au Fleuve Yangtze. Avec l’intervention des américains, le plan est retoqué et devient le Plan Kai. Pour réussir ce plan, Taipei doit armer et entrainer soixante divisions en trois à cinq ans.

Fig 3. Les Généraux américains du MAAG débarquent à Taipei en 1955. (Central Daily News, domaine public)

En parallèle, pour étouffer la Chine communiste, les Etats-Unis et Taïwan débutent un blocus maritime contre les ports chinois. Depuis un chapelet d’îles et d’ilots allant de Shanghai à Xiamen, Taipei réussit à bloquer la plupart du commerce international à direction de la Chine populaire. Opérant depuis ces bases avancées, des groupes de pirates mercenaires, mélangeant soldats nationalistes, authentiques pirates, agents de la CIA et autre guérilleros anticommunistes, multiplient aussi les raids contre la côte, afin de mener une véritable guerre des nerfs contre le PCC dans des régions où le contrôle communiste n’est pas encore tout à fait garanti [6]. Si la Chine populaire déclare aujourd’hui que « l’avènement de la Chine nouvelle » fut aisée, Chiang Kai-shek et la CIA ferraillait en fait pour déstabiliser complétement le régime sur ses marges, débutant le parachutage d’équipement auprès des résistants. La résistance sur la côte dura jusqu’à la chute des iles Dachen en 1955 et la rébellion nationaliste musulmane dans le nord-ouest de la Chine ne fut complétement éteinte qu’après 1957.

En particulier, c’est l’armée perdue de Li Mi en Birmanie qui est vue comme un avantage stratégique majeure. Perchée sur les montagnes de la frontière sino-birmane, ces 45 000 hommes qui ont fui l’avancée communiste en Chine en 1949 continuent une guérilla larvée contre le Yunnan communiste. Cette Armée du Salut Anticommuniste du Yunnan multiplie les invasions de la Chine, soutenue par les nationalistes et la CIA qui ont aménagés une piste aérienne dans la région. En 1952, les forces de Li Mi pénètrent près de soixante fois sur le territoire chinois. Si une plainte de la Birmanie à l’ONU force Taïwan à évacuer une partie des soldats, les hommes de l’armée perdue restent dans la région jusqu’au début des années 1960, véritable menace pour les autorités provinciales du Yunnan. Perdant cependant les crédits de la CIA, l’armée perdue s’adonne à la culture d’opium et développe le trafic de drogues dans la région, posant les bases de ce qui devint le Triangle d’Or. Mais c’est une autre histoire. En tous cas, l’idée d’une reconquête depuis la Birmanie germe, avec l’élaboration du « Projet Chine revitalisée » (Xīnhuá jì huà, 新華計畫) en 1959. L’agitation des nationalistes provoque une réaction de la Chine qui s’allie à la Birmanie pour extirper l’armée perdue de la région. Repoussée au Laos en 1960, l’armée perdue perd sa force de frappe sur le territoire chinois. Chiang Kai-shek se reconcentre alors sur Taïwan [7].

La rupture sino-soviétique rend la Chine vulnérable selon Chiang Kai-shek, persuadé que l’Union Soviétique n’interviendra pas immédiatement si les nationalistes se lancent à l’assaut de la Chine maoïste. Le 1er avril 1961, Chiang pose les bases du projet de reconquête le plus ambitieux. Le Projet Gloire Nationale regroupe dans la ville de Sanxia 207 personnes et 37 officiers de confiance pour travailler nuit et jour sur la planification du retour au pays. Huit sous-bureaux sont formés pour prendre en charge les opérations précises de chaque branche de l’armée, allant de la préparation logistique à la solidification d’une tête de pont après le débarquement [8].

Dans le détail, ce plan postule l’option unique d’une « contre-attaque autonome ». A ce moment, Chiang Kai-shek ne fait pas confiance à un éventuel soutien américain. Les relations entre Taipei et Washington sont en effet tendues. Si les Etats-Unis soutiennent la défense de Taïwan pour des raisons stratégiques, la contre-offensive tant voulue par les nationalistes est considérée avec méfiance, la hantise de déclencher une Troisième Guerre mondiale avec l’URSS guidant la politique américaine. Si Eisenhower avait déjà posé plusieurs limites pendant la Crise du Détroit de Formose de 1958 (durant lequel nationalistes et communistes se bombardèrent mutuellement pendant plusieurs semaines) en annonçant que les Etats-Unis limitaient leur secteur de défense autour de l’île principale de Taïwan, Kennedy puis Johnson avaient poussé pour la suppression d’un certain nombre de plans militaires nationalistes. De surcroît, les militaires américains imposent un droit de regard, de correction et de contrôle de tous les plans militaires nationalistes, un véritable camouflet pour le militaire et le patriote qu’est Chiang. L’objectif était dès lors de forcer la main de l’allié américain pour Taipei. Via un projet fantôme, le Projet « Grande Lumière » » (Jùguāng jì huà, 巨光計畫) [9], Chiang Kai-shek garantit la continuation des aides militaires et économiques américaines et donne l’illusion à l’état-major américain que Taipei laisse à Washington un contrôle sur ses plans. Le concept de contre-attaque autonome établit ainsi que Taïwan doit lancer seule l’invasion de la Chine, pour mettre les Etats-Unis devant le fait accompli, ce qui, pour des raisons stratégiques, pousserait alors Washington à intervenir pour soutenir Taipei.

Le plan établi est celui d’un débarquement à Xiamen. La ville doit être prise en trois jours pour permettre l’arrivée de troupes fraiches. En même temps, les guérillas nationalistes doivent détruire les chemins de fer communistes, en particulier le stratégique chemin de fer Xiamen-Yingtai pour pénaliser l’armée communiste. Chiang établi que la campagne doit durer à peine six mois, essentiellement pour des raisons logistiques [10]. Même en s’emparant des ressources et des réserves des provinces occupées, l’Armée nationaliste doit être extrêmement rapide. Le Projet pose la question de la direction des opérations après le débarquement. Trois angles d’offensives, vers Wuhan et Chongqing au centre, vers Canton au sud ou vers Shanghai et Nankin au nord sont étudiés. En mars 1962 le budget du projet atteint 350 millions de dollars taïwanais puis 800 millions en juillet.

Fig 4. Le plan global du Projet « Gloire nationale » selon les témoignages recueillis dans le livre de Peng Danian. La ligne de chemin de fer Xiamen-Yingtai, principale ligne logistique de l’APL est particulièrement visée. Il s’agit aussi de noter le risque pour les nationalistes de dépendre d’un soutien logistique américain uniquement hypothétique à ce stade-là. (©Alex Desmules)

En fait l’année 1962 est l’apogée de cette politique de reconquête.

Chiang Kai-shek est persuadé que la contre-offensive doit arriver cette année-là et prépare la mobilisation générale de l’île pour le mois d’août. Les arsenaux se voient imposer des heures supplémentaires pour intensifier la production. Les écoles de cadres mettent en place un programme pour enseigner aux cadres du partis comment organiser les institutions dans des provinces reconquises. Le temps du service militaire est étendu et les réservistes sont rappelés sous les drapeaux. Taipei organise des commandes discrètes de poches de sang aux hôpitaux japonais [11] et de canots pneumatiques en Belgique. Pékin, alarmée, fait masser des troupes sur la côte et les Etats-Unis interviennent pour essayer de convaincre Taipei d’abandonner son projet. Washington joue le bluff et fait comprendre à Chiang Kai-shek que les forces américaines ne bougeront pas une fois les nationalistes débarqués en Chine, voire, suspendra sa protection de l’île. Taipei perd le bras de fer face aux Etats-Unis et jette l’éponge. La mobilisation de 1962 est abandonnée. La Guerre de Réunification n’aura pas lieu.

La Guerre de réunification n’aura pas lieu

Chiang Kai-shek n’abandonne pas ses espoirs. La salle de guerre du Projet Gloire Nationale reste active et l’objectif est désormais de jouer la montre et d’attendre l’arrivée à Washington d’un Président plus favorable à la contre-attaque. En attendant, Taipei renforce ses réserves, affine ses plans. Mais le timing ne sera plus favorable à Chiang Kai-shek. En 1963, Kennedy est tué, mais c’est Lyndon Johnson qui s’empare de la présidence américaine. Le feu vert américain devra attendre. En 1964, la France rompt les rangs et reconnaissent Pékin comme seul gouvernement chinois légitime, quelques semaines avant l’explosion de la première bombe atomique maoïste. Enfin, en 1965, une suite d’incidents affaiblissent durablement les capacités et la confiance de l’armée. Le 24 juin 1965, des exercices de débarquement se finissent tragiquement avec la mort d’une dizaine de soldats et le renversement de cinq barges [12]. Le 6 août, la marine nationaliste tombe dans une embuscade communiste, et perd un bâtiment au large de l’île de Dongshan et 200 marins, essentiellement du fait d’erreurs de communications entre la marine et l’aviation [13]. Le 22 septembre, le Président Johnson rejette le plan de Taipei, « Great Torch Five » qui aurait organisé le déploiement de forces nationalistes dans la Guerre du Vietnam. Le 13 novembre, entre Magong et Wuqiu, la marine perd un bâtiment-hôpital et 82 marins dans une nouvelle embuscade communiste qui témoigne de la prise de puissance de la marine chinoise et des faiblesses grandissantes de celle des nationalistes. La situation devient de plus en plus désespérée.
Huang Shizong, le greffier du Projet Gloire Nationale témoigne des tensions qui font suite à l’incident de Wuqiu : « le Président [Chiang Kai-shek] était rouge pivoine. Après quelques minutes de silence, il laissa échapper un long soupir et lâcha « Je sais ». Il s’est ensuite levé. Je me suis précipité pour lui ouvrir la porte et il est sorti. Personne n’osait parler. Puis il est revenu, a bu un verre d’eau avant de déclarer : « Après ces deux échecs, il faut se ressaisir. Si un troisième incident se produit, je vous tiendrais pour responsables ». » [14]

Le troisième incident ne vint jamais. Le nombre et la fréquence des réunions du Projet Gloire Nationale commença à s’étioler. Chiang Kai-shek se retira progressivement de la planification et le Projet connut une diminution majeure de ses effectifs. La légitimité du régime nationaliste se dissout dans un triste crépuscule. En 1970, le Canada, puis l’Italie reconnaissent Pékin, à peine un an après une véritable débâcle à l’Assemblée Générale des Nations Unies qui voit la République de Chine expulsée en faveur de la République Populaire. Les Etats-Unis suivent en 1979 après 10 années de rapprochement progressif avec Pékin. Il fallut plusieurs mois de lobbying du Parti Républicain et des nationalistes pour faire voter le Taiwan Relations Act par le Congrès pour garantir, malgré tout, la protection de l’île. La politique nationaliste dite de « non-coexistence entre les Han et les voleurs » (Hàn zéi bù liǎng lì, 漢賊不兩立) [15] justifie en fait le comportement des autorités taïwanaises qui refusent strictement de siéger dans les mêmes instances que la Chine communiste. Précurseur de la « Chine Unique », ce principe de non-coexistence facilite l’isolation progressive de l’île.

En 1972, un Chiang Kai-shek vieillissant, fragilisé par les échecs politiques et diplomatiques et la disparition de plusieurs de ses proches, prend sa retraite politique. S’il reste Président, il obtient la nomination de son fils en tant que Premier ministre et renforce ses prérogatives ainsi que celles de son Vice-Président, Yen Chia-kan. Enfin, Chiang ferme la salle de guerre du Projet Gloire Nationale. Les archives sont placées sous scellé et le Projet est ainsi remisé le 20 juillet 1972 [16]. Le lendemain, le 21 juillet – difficile de ne pas y voir une corrélation- Chiang Kai-shek subit une crise cardiaque qui le plonge dans le coma. Il ne se réveilla qu’en 1973. Le dictateur disparaît le 4 avril 1975, le jour de la fête du nettoyage des tombes, à quelques minutes de minuit, au moment où, selon la tradition chinoise, les morts font les cent pas avant de repartir vers l’au-delà.

Fig 5. Le culte de la personnalité de Chiang Kai-shek fut particulièrement illustré par les centaines de statues qui couvrèrent Taïwan. La plupart d’entre elles, ainsi que des statues de Chiang Ching-kuo et Sun Yat-sen ont depuis été déménagées et exposées dans le parc qui borde le mausolée du Généralissime à Cihu. 2022. (©Alex Desmules)

La mort de Chiang Kai-shek marque le passage de bâton à une nouvelle génération, des technocrates nationalistes menés par Yen Chia-kan, Vice-Président puis Président entre 1975 et 1978 et Chiang Ching-kuo, Président entre 1978 et 1988. Leur priorité n’est plus la reconquête, qui est progressivement enterrée, mais le développement économique. Cette période voit notamment l’ascension d’un certain Sun Yun-suan, un ingénieur devenu Premier ministre. Sun veille à l’évolution de l’économie taïwanaise et apparaît comme le principal artisan du basculement de Taïwan d’un pays manufacturier, spécialiste du plastique et du textile, à un pays spécialisé dans la haute-technologie, en misant sur le silicium et les industries de semi-conducteurs.

C’est aussi l’avènement d’une nouvelle génération dans l’opposition qui s’ancre dans une société qui prend conscience d’une dissonance politique, quasi-schizophrénique, grandissante. La minorité Continentale qui continue à gouverner s’accroche toujours à une propagande pro-active sur la reconquête. Cela dit, la propagande se métamorphose avec la situation complexe de la République de Chine. Loin des chants guerriers, les chants de propagande nationaliste deviennent des pionniers de la pop chinoise (la mandopop). C’est ainsi à la guitare et à la batterie que des chanteurs et des chansonniers nationalistes comme Zhang Di , Hou Dejian ou Fei Yu-ching chantent la nostalgie et le désespoir de Continentaux dans des chansons comme « L’Ode à la République de Chine » (Zhōnghuá mínguó sòng, 中華民國頌), qui déclame la beauté de la Chine continentale, « Les descendants du dragon » (Lóng de chuánrén, 龍的傳人), qui dénonce les « épées de l’apaisement » ou « Le pays » (Guójiā, 國家) qui chante la tristesse de ceux qui, sans pays, n’ont plus de foyer.

De l’autre côté du spectre, les mouvements indépendantistes et démocratiques se réactivent. Le souvenir de l’Incident 228 cristallise les tensions et la multiplication de manifestations et de journaux illégaux et d’actes audacieux diffusent le message indépendantiste, comme lorsqu’un avion survole le stade de Taipei lors de la finale nationale de baseball avec le slogan « Longue vie à l’indépendance taïwanaise. Go Go Taïwan ». En 1979, c’est un procès qui met le feu aux poudres. L’Incident du Magazine Meilidao (Měilìdǎo shìjiàn, 美麗島事件), un procès de huit journalistes et défenseurs des droits de l’Homme qui s’étaient regroupés dans un journal illégal, provoque de larges manifestations dans toute l’île. Le procès symbolise les exactions réalisées par le gouvernement nationaliste depuis 1945, entre suppression des libertés, généralisation de la justice militaire et massacres d’opposants. Si l’affaire ne change pas les choses immédiatement, elle crée un précédent, qui renforce le mouvement pour la démocratisation, notamment avec la mise en avant d’un réseau d’avocats spécialisés dans la défense des opposants du régime.

La décennie 1980 voit un jeu d’équilibriste compliqué pour le Président Chiang Ching-kuo. Généralement considéré comme pragmatique, le fils de Chiang Kai-shek doit juguler une opposition de plus en plus active et puissante et la « Faction du Palais » du KMT qui cherche à maintenir l’orthodoxie du Parti. Après le retrait politique de Sun Yun-suan, Chiang Ching-kuo réussit à faire nommer un Taïwanais Vice-Président, Lee Teng-hui. Le tandem Chiang-Lee, l’un pour des questions de survie du régime et de pragmatisme, et l’autre pour des raisons idéologiques, organise finalement la transition vers la démocratie à partir de la fin de la décennie 1980. En 1986, Taipei laisse un parti indépendantiste et démocrate, véritable opposition, se former, le Parti Démocrate-Progressiste. L’année suivante, la Loi Martiale est levée. Lee Teng-hui, qui devient Président après la disparition de Chiang Ching-kuo en 1988 organise la transformation du pays. Réussissant à manœuvrer contre la Faction du Palais, il est réélu en 1992 au pouvoir, après avoir mis fin à l’état de guerre et définitivement abandonné l’espoir de reconquête. Lee Teng-hui, père de la démocratie taïwanaise, torpille le pouvoir du KMT et, en 1996, se fait élire au suffrage universel sur l’île [17].

Fig 6. Lee Teng-hui (au centre) et Chiang Ching-kuo (à droite) furent les artisans de la fin de la Loi Martiale. Lee Teng-hui reste honoré à Taïwan comme le père de la démocratie, étant le premier Président élu au suffrage universel et originaire de Taïwan.

La Guerre de Reconquête n’aura donc pas lieu. Sa planification, véritable pilier du régime nationaliste à Taïwan, pourtant peu étudiée, aura accompagné les changements politiques et identitaires de l’île. Elle justifia le comportement militant de Taïwan contre le communisme et son alignement sur les Etats-Unis, ainsi que le maintien d’un état d’urgence permanent. Son affaiblissement et l’abandon progressif accompagna la perte de légitimité du régime, la démocratisation et le retour sur la scène taïwanaise de la question indépendantiste, étouffée depuis 1949 par la Terreur Blanche.

Avec l’élection de 1996 de Lee Teng-hui, puis celle de Chen Shui-bian en 2000 et celle de Tsai Ing-wen en 2016 et enfin celle de Lai Ching-te en 2024, Taïwan se sera dotée de quatre présidents indépendantistes et anti-réunification depuis la démocratisation. Avec la notable exception de la mandature de Ma Ying-jeou entre 2008 et 2016, le KMT s’est vu confiné dans l’opposition alors que le discours d’une réunification radicale est devenu inaudible au public taïwanais et que celui d’une réunification à long terme le devient de plus en plus.

L’obsession nationaliste de reconquête aura cristallisé les tensions et les forces centrifuges d’une île sous tension diplomatique, et aura fait le lit de la formation d’une identité nationale, qui se construit jour après jour à Taïwan, marquée par la démocratie et le libéralisme, en opposition de plus en plus viscérale avec la Chine continentale. La formation d’une Etat taïwanais indépendant, et d’une nation différenciée entre l’île et le Continent n’est pas, n’est plus une question fondamentalement culturelle comme Pékin cherche à le faire penser. Les Taïwanais parlent effectivement mandarin et fêtent le Nouvel An Lunaire chinois. Certains oseraient même arguer que la culture chinoise a été mieux préservée à Taïwan, qui n’a pas connu la Révolution Culturelle.

Mais la différence identitaire entre la Chine et Taïwan est en fait politique. L’échec de la reconquête et la transition démocratique sont le marqueur différentiel qui crée une nation taïwanaise à part, une nation qui rejette définitivement le modèle « socialiste aux caractéristiques chinoises » et la gouvernance techno-autoritaire de Xi Jinping.

Alex Desmules, le 20 février 2024

Notes

[1« Taïwan : à peine élu président, Lai Ching-te s’engage à protéger l’île « des menaces et intimidations de la Chine » », Le Monde, 13 Janvier 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/01/13/taiwan-lai-ching-te-candidat-honni-par-pekin-remporte-l-election-presidentielle_6210663_3210.html.

[2« Taïwan : l’île de Nauru rompt ses liens diplomatiques et se range derrière la Chine », La Croix, 15 Janvier 2024, https://www.la-croix.com/nauru-nation-du-pacifique-rompt-ses-liens-diplomatiques-avec-taiwan-20240115.

[3CHENG Isabelle , « Saving the Nation by Sacrificing your life : Authoritarianism and Chiang Kai-shek’s War for the Retaking of China », Journal of Current Chinese Affairs, vol. 47, no. 2, (2018), pp. 55-86.

[4LIN Hsiao-ting 林孝庭 (2016), op. cit., p.205.

[5TSUYOSHI Nojima 野島剛, 最後的帝國軍人 : 蔣介石與白團 (Zuihou de diguo junren, Jiang Jieshi yu baituan) [La dernière armée impériale : Chiang Kai-shek et le groupe blanc], Liangjing Books, Xinbei, 2015

[6HOLOBER Frank, Raiders of the China Coast : CIA covert operations during the Korean War, Naval Institute Press, Annapolis, 1999.

[7GIBSON Richard et CHEN Wenhua, The Secret Army : Chiang Kai-shek and the drug warlords of the Golden Triangle, John Wiley & Sons (Asia), Singapour, 2011.

[8PENG Danian 彭大年, 塵封的作戰計畫-國光計畫口述歷史 (Chénfēng de zuòzhàn jì huà-guóguāng jì huà kǒushù lìshǐ) [Un plan de bataille poussiéreux : une histoire orale du Projet Gloire nationale], Editions du ministère de la défense de la République de Chine, Taipei, 2005, p.10.

[9LAI Ming-tang 賴名湯, 賴名湯日記 : 民國 五十二年 - 五十五年 (Lài míng tāng rìjì : Mínguó Wǔshí’èr nián - wǔshíwǔ nián) [Les mémoires de Lai Ming-Tang : années républicaines 52 - 55], Editions de l’Academia Historica, Taipei, 2016, p.10.

[10PENG Danian 彭大年 (2005), op. cit., p.31.

[11TAYLOR Jay, Le Fils du Generalissimo : Chiang Ching-kuo et les révolutions en Chine et à Taïwan, Editions René Viénet, Belaye, 2016, p. 318.

[12HAN Cheung, « Taiwan in Time : Spies, guerillas and the final counterattack », Taipei Times, 17 novembre 2019,

[13PENG Danian 彭大年 (2005), op. cit., pp.243-248.

[14Ibid., p.268.

[15HSIUNG James, « Diplomacy against Adversity : Foreign Relations under Chiang Ching-kuo », Asian Affairs : An American Review, vol.27, no.2 (été 2000), pp.111-123.

[16Ibid., p.184.

[17BARON James « The Glorious Contradictions of Lee Teng-hui », The Diplomat, 18 août 2020, https://thediplomat.com/2020/08/the-glorious-contradictions-of-lee-teng-hui/.

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