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INTELLIGENCE ECONOMIQUE. SÉCURITE ÉCONOMIQUE ET ENTREPRISES STRATÉGIQUES

Durcissement du contrôle des investissements étrangers (IEF) en France. Les décrets essentiels. Aperçu européen

lundi 29 janvier 2024 Patrick LALLEMANT

Les années 2020/24 sont celles d’un débordement du soft power, celui-ci quelquefois ressenti comme « rassurant », sorte d’euphémisation de la violence... Dans cette période, la figure d’un Etat stratège (un mot creux) était souvent avancée pour s’inscrire dans le long terme, cerner les enjeux et dépasser les menaces.

La sécurité nationale consiste à combiner des moyens multiples (défense, diplomatie, domaines juridique, économique, politique...) pour protéger les intérêts nationaux essentiels et répondre aux besoins élémentaires de la population. Elle est synonyme d’intégration du territoire et de protection. Elle passe en grande partie par la sécurisation des entreprises face aux prédations étrangères, à travers un arsenal législatif et règlementaire analysé ci-dessous. Souvent niée jusqu’à une époque récente ou mal comprise, la guerre économique est enclenchée depuis bien longtemps…

INTELLIGENCE ECONOMIQUE. SÉCURITE ÉCONOMIQUE ET ENTREPRISES STRATÉGIQUES

Le commerce ne garantit pas la sécurité. En fait un étrange « jeu de masques » se déroulait derrière la mondialisation heureuse avec un mélange de naïveté idéologique, d’opportunisme et d’esprit de lucre. Les conflictualités récentes ont favorisé ce dévoilement des stratégies de puissance dissimulées (en partie seulement). Les questions de sécurité reviennent par les guerres de haute intensité et la fragilisation de la dissuasion nucléaire. D’une certaine manière, la fin du laisser-faire est actée dans les législations étudiées ci-dessous.

L’avantage comparatif tend à reculer devant l’intérêt stratégique. La sécurité économique est réorientée par les tensions géopolitiques parfois jusqu’au nationalisme technologique. La sécurisation des chaines d’approvisionnement devient essentielle. Josep Borrell [1] parle d’arsenalisation des interdépendances. On ne discutera pas ici de la multipolarité qui ne manque ni de définitions, ni d’espoirs, ni de naïveté. « Elle se caractérise par l’émergence de plusieurs centres de pouvoirs dans le système international (John Mearsheimer, chef de file des réalistes) ». Il y a toujours la croyance que la fin de l’unipolarité pourrait favoriser la coopération entre les nations au profit d’un monde plus juste. Un autre réalisme semble plutôt de mise devant les atteintes multiples au Droit international et le retour des velléités d’Empire. Robert Kagan, historien américain affirme au contraire le risque de davantage de chaos et d’inégalités. L’idée d’un équilibre parfait entre les grandes puissances est souvent une illusion, en somme une question pour la philosophie politique voire l’anthropologie.

Périmètre stratégique et entreprises stratégiques

La sécurité économique consiste en particulier dans l’analyse et la réduction des risques extra-financiers qui pèsent sur l’entreprise [2] . Citons les risques de réputation, les fuites de données stratégiques, l’usage du numérique à des fins malveillantes, les risques pesant sur les personnes et les biens. Pour les grandes puissances (EU/Chine/Russie), la sécurité nationale a dépassé depuis longtemps déjà le simple cadre de la Défense en intégrant l’économie. Les E.U font figure d’exemple, les outils ne manquent pas : CFIUS, Advocacy Center, lois extraterritoriales, DARPA etc… Ils permettent de mener une politique de puissance. Nous verrons ci-dessous que le cadre français et européen en construction a beaucoup plus de mal à définir des postures efficaces et surtout une doctrine nationale et européenne.

Pour autant certaines avancées traduisent des choix significatifs des changements en cours. En France, le Rapport Martre (1994) est présenté comme un acte fondateur de l’Intelligence économique. En 2008, le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale, la création du CDSN (Conseil de défense et de sécurité nationale, 2009) s’inscrivent dans cette dynamique de la prise en compte des questions économiques. En 2023, le Rapport d’information sur l’Intelligence économique, outil de reconquête de notre souveraineté (Commission des affaires économiques du Sénat) « formule 23 propositions concrètes pour replacer l’intelligence économique au cœur des politiques publiques afin que l’État, les collectivités territoriales, les établissements de recherche, les entreprises et les citoyens soient davantage en état d’alerte sur les rapports de force économiques à l’œuvre aujourd’hui dans le monde et mieux armés pour y faire face [3] ».

Définir les entreprises stratégiques

La sécurité nationale passe largement par un contrôle accru de l’Etat sur des « entreprises dites stratégiques ». Un terme commode mais sans portée universelle qui permet toutes les dérogations aux principes du grand marché… Dans une approche simplifiée, c’est l’expression contemporaine pour désigner les fameux fleurons ou champions nationaux à soutenir par l’Etat. On fait ainsi allusion aux moyens, ce qui ne dit rien en réalité sur les objectifs (Souveraineté ? Climat ? Emplois ?). Il s’agit au départ des domaines qui participent au militaire et à la sécurité nationale, le cœur de la souveraineté. Dans une approche plus large, il peut s’agir de protéger une filière riche en emplois, une activité favorable à la transition écologique (le train), un savoir-faire historique et technologique à sauvegarder… Est stratégique au fond ce qui est défini par la doctrine des Pouvoirs Publics (en France, largement des décrets). Le mot est évolutif selon le contexte et les cultures. Souvent sans le dire, il suggère une politique industrielle [4].

Car la politique de sécurité économique est au service des intérêts de la nation et des besoins essentiels de la population. Il s’agit de protéger le cœur économique, cad des actifs dits stratégiques, essentiels à l’idée de souveraineté. Se protéger des prédations étrangères sans se fermer, c’est toute la nuance entre souveraineté calculée et souverainisme. Sur le plan institutionnel, les avancées ne manquent pas. En décembre 2008, le FSI (Fonds stratégique d’investissement) est créé pour stabiliser le capital actionnarial de jeunes entreprises sensibles (« capital patient »). Il fait aujourd’hui partie intégrante de Bpifrance. La protection des intérêts économiques et industriels de la France est assurée par de multiples organisations au parcours parfois sinueux tel le SISSE (CISSE et DGE, DISSE). La DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure, Ministère de l’Intérieur) et la DRSD (Direction du renseignement et de la sécurité de la défense, Ministère des armées) mènent des actions de contre-ingérence économique et cyber, validant l’existence d’une guerre économique : prise de contrôle par des entreprises étrangères, captation de savoirs-faire, cyberattaques, vols d’informations, atteinte en termes de réputation, conflits d’intérêts, détournement de certaines technologies duales, activités illicites pour l’armement… [5]

En somme, une militarisation du commerce international ! On ne traitera pas dans cet article le plan purement institutionnel. Les organisations d’Intelligence économique sont multiples mais il manque peut-être un ministère spécifique pour l’I.E. La question de la doctrine est toujours posée !
Le Code de l’OCDE (2019a, article 3) sur la libéralisation des mouvements de capitaux, comme la Charte de l’OMC, permettent (au nom de l’ordre public et de la sécurité), la protection de ses intérêts essentiels de sécurité, celle de la santé publique, de la morale en interdisant l’entrée de capitaux étrangers. Les gouvernements élargissent ainsi la liste des champions nationaux « protégés ». Les trois quarts des IDE mondiaux relèvent de contrôles.

Quelques décrets essentiels. Un bouclier protecteur, des alertes de sécurité économique

Devant le champ très large de ce qu’englobe la politique de sécurité nationale, nous évoquerons ci-dessous surtout le contrôle des investissements étrangers en France (IEF), article L.151 du code monétaire et financier. Les différentes législations citées construisent des périmètres stratégiques, en somme des cordons de sécurité autour d’entités considérées comme stratégiques (ex : OIV, opérateurs d’importance vitale pour la cybersécurité). Nous avons vu que la sécurité économique est en complète redéfinition en raison des tensions géopolitiques, pour le dire autrement certains choix économiques sont fait en dehors de toute logique néo-libérale. C’est un retour indéniable du politique qui sort de l’idéologie du « level playing field », « la terre n’est pas plate » !

Les différents décrets (actes administratif unilatéraux) analysés ci-dessous ont souvent été pris en réaction à des affaires lourdes pour la souveraineté. Des mesures largement défensives avec des succès mitigés et des rachats parfois très coûteux (affaire Alstom). L’agilité et la proactivité sont premières dans le contexte de la guerre économique.

Il existe des mesures anciennes telle la Loi de blocage du 26 juillet 1968, une législation alors peu utilisée. Pour celle-ci, une personne physique ou morale doit refuser de « communiquer à des autorités publiques étrangères, les renseignements… qui sont de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts essentiels de la France et de l’ordre public, ainsi que les éléments de preuve pour les procédures étrangères ».

Au tournant du millénaire, plusieurs décrets vont organiser des périmètres stratégiques d’entreprises. Le contexte est celui de l’affaire Gemplus en 2002 (prise de contrôle par un Fonds d’investissements américain, TGP) et surtout celui de l’OPA de PepsiCo sur Danone. Le Décret Villepin (30 décembre 2005) définit une liste de 11 domaines soumis à surveillance et autorisation préalable de l’Etat (pour les pays tiers). Certaines activités de recherche, armement, technologie informatique, activités de sécurité privée, cryptologie, activités relatives aux biens et technologie à double usage, matières illicites, jeux d’argent … [6]

Le 14 mai 2014, le Décret Montebourg (dit aussi Alstom) étend le champ d’application de l’article R.153-2 du code monétaire et financier à de nouveaux secteurs essentiels à la sécurité : sécurité énergétique (électricité, gaz, hydrocarbures), approvisionnement en eau, réseaux et services de transport et de communication électronique, secteur de la santé… Sont concernées les biens et technologies duales avec l’idée de contrôle des infrastructures vitales et de leurs opérateurs. La démarche est pilotée par le Multicom3 (service de la Direction du Trésor). Ce décret ne permettra pas d’éviter la reprise de la branche « énergie » d’Alstom (turbines Arabelle) par la General Electric (GE) américaine.

La Loi Sapin II (9 décembre 2016) ainsi que le Rapport Gauvin (2018) s’inscrivent dans l’idée de limiter l’impact des lois extraterritoriales américaines en tentant de contrer cette législation. C’est la mise en place de plusieurs piliers pour « prévenir et détecter des faits de corruption ou de trafic d’influence » [7].

Si le Décret du 29 novembre 2018 élargit le champ de contrôle des IEF en France, celui du 20 mars 2019 « renforce la collégialité de la politique de sécurité économique en organisant les travaux des administrations autour d’un comité interministériel unique (le COLISE). Il consacre le rôle-pivot joué par le Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique (CISSE), également directeur général des entreprises et du service rattaché (Service de l’information stratégique et de la sécurité économique, SISSE) ». Le décret du 31 décembre 2019 fait passer le seuil de 33 % à 25 % pour les autorisations préalables.

La Loi Pacte (22 mai 2019, section 4 : protéger nos entreprises stratégiques) correspond à une avancée notable : actions spécifiques de l’Etat sur le patrimoine de l’APE et de BPIfrance (en somme le patrimoine de l’Etat), RD pour la cybersécurité, les semi-conducteurs, le spatial, le stockage des données… « Le champ d’application va désormais s’étendre à l’intelligence artificielle, aux datas, aux nanotechnologies, au spatial et aux infrastructures financières ». La loi Pacte doit permettre un meilleur suivi des engagements pris par les investisseurs eux-mêmes, notamment sur le nombre d’emplois qu’ils s’engagent à créer dans l’Hexagone. La suspension des droits de vote des investisseurs étrangers sur les actifs concernés devient possible jusqu’à la mise en conformité avec les engagements pris lors de la cession.

Source : Contrôle des Investissements Etrangers en France. Rapport annuel 2023. Direction Générale du Trésor. En 2022 : sur 325 dossiers déposés, 194 projets IEF non aboutis, 131 autorisés dont 53 % sous condition [8]

Très récemment, le Décret du 29 décembre 2023 renforce le contrôle des IEF et constitue un nouvel élargissement du champ de contrôle de l’Etat sur certaines entreprises. Il confirme et pérennise le seuil déclencheur pour une demande d’autorisation auprès de l’Etat pour une entreprise étrangère non communautaire (10 % des droits de vote pour une entreprise stratégique). Le contrôle repose sur une procédure qui relève de l’article R.151-2 du code monétaire et financier. Le décret du 22 juillet 2020 avait abaissé ce seuil de 25 % à 10 % pour les sociétés cotées. Pour les sociétés non cotées, il reste à 25 %. Le champ d’application des secteurs concernés est à nouveau élargi (entités de droit français, succursales étrangères immatriculées en France). Quant aux secteurs stratégiques, citons : l’extraction, la transformation et le recyclage des matières premières critiques, la RD dans la photonique et les technologies énergie bas carbone… C’est un véritable fil du rasoir : continuer à attirer les capitaux étrangers sans risquer de perte de souveraineté …

Ainsi le temps de « l’insouciance » est révolu (trop tardivement pour certains). La construction de cordons stratégiques va dans le sens du dérisquage au minimum, voire du découplage du marché mondial. En octobre 2023, Emmanuel Macron confiait à Geoffroy Roux de Bézieux (ancien Président du MEDEF) la rédaction d’un Rapport sur « la prédation technologique menée par certaines puissances étrangères dans l’Hexagone ». Un rapport qui ne sera pas rendu public. Même si les Etats-Unis et la Chine ne sont pas explicitement cités, il s’agit bien en premier lieu des prédations de ces puissances au moyen de multiples techniques dont l’espionnage. On peut citer le veto récent de l’Etat français sur le rachat US des spécialistes de la robinetterie nucléaire (Segault et Velan SAS).

Autonomie stratégique. Le renforcement de la doctrine européenne en quelques dates

Si l’on se place dans une optique mondiale pour la sécurité, on peut citer l’arrangement de Wassenaar (1996) regroupant une quarantaine de pays. C’est un régime de contrôle des exportations d’armement (biens et technologies à double usage) cad susceptibles d’avoir une utilisation civile et militaire. Cet arrangement multilatéral global « vise avant tout à promouvoir la transparence et une plus grande responsabilité dans les transferts d’armes et de biens à double usage afin de prévenir les accumulations déstabilisantes. Il complète et renforce les régimes existants de non-prolifération des armes de destruction massive. Les participants à l’Arrangement doivent s’assurer que les éléments cités ci-dessus ne contribuent pas au développement ou au renforcement de capacités militaires pouvant nuire à la sécurité et à la stabilité régionale et internationale » [9].

Des éléments de contradictions entre la compétence commerciale européenne et celle de la sécurité qui est nationale

Citons Olivier Sueur [10] : « toutefois, si l’économie lui revient de droit (à la Commission), la sécurité reste le domaine de compétence des États membres, la politique de sécurité et de défense commune s’étant développée dans un cadre intergouvernemental au sein duquel la Commission n’est pas habilitée à émettre des propositions seule » [11] .

Le 19 mars 2019, le Conseil et le Parlement européen ont adopté une réglementation (Règlement UE 2019/452, article 4) sur le contrôle des IDE entrants avec une liste des secteurs essentiels pour la sécurité dénommés infrastructures critiques (énergie, transport, eau, santé, traitement et stockage des données, aérospatial, défense, infrastructures électorales…). Les Etats-membres sont obligés d’informer leurs partenaires des procédures de contrôle liées à la sécurité. Problèmes : les doctrines ne sont pas les mêmes, tous les Etats-membres ne disposent pas d’un mécanisme de contrôle, le dernier mot revient aux Etats… Le 24 mars 2022 est adopté la boussole stratégique (Premier Livre blanc de la défense européenne [12]). D’autres initiatives vont dans le sens de la protection de 4 secteurs (semi-conducteurs, intelligence artificielle, informatique quantique, biotechnologies), coordination du contrôle des produits à double usage civil et militaire. Mais comment rééquilibrer les relations avec la Chine en prenant en compte la sécurité économique de l’U.E avec la difficulté à trouver un consensus entre ses membres ? Au sein de l’Union, l’opposition libre échangisme versus interventionnisme est toujours là. Comment trouver un terrain de conciliation avec la Chine qui est pourtant accusée de désinformation, de subventionner la fabrication de ses voitures électriques… ?

La Présidente de la Commission européenne a introduit le 30 mars 2023 le concept de « dérisquage ». Un terme qui provient du monde financier, défini comme « l’acte par des institutions financières de restreindre ou cesser des relations commerciales avec des clients ou catégories de clients pour éviter le risque, au lieu d’avoir à le gérer ». Le 20 juin 2023 est publiée « la stratégie européenne en matière de sécurité économique » (Communication de la Commission européenne et du Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité). Dans son discours sur l’état de l’Union (13 septembre 2023), Ursula von der Leyen utilise l’expression de « sécurité économique » pour la première fois. Suite à l’invasion de l’Ukraine, déjà lors de la Conférence européenne sur la défense et la sécurité (11 octobre 2022), Thierry Breton (Commissaire au marché intérieur) avait indiqué qu’une véritable Union de la défense nécessitait « d’étendre la notion de sécurité et de défense à de nouveaux secteurs » (cyber, espace, infrastructures critiques, supériorité technologique).

Plusieurs initiatives ont été lancées par la Commission les premiers mois de 2023. Citons en avril 2023 le règlement européen sur les semi-conducteurs (EU Chips Act), la législation européenne sur les matières premières critiques (European Critical Raw Materials Act), l’accord politique sur l’instrument anticoercitif (Anti-Coercion Instrument, ACI) [13]. Sur un autre plan, le Digital Market Act européen (DMA, 2022) s’inscrit dans la politique de sécurité. Le principe de l’autonomie décisionnelle européenne en matière technologique et commerciale est posé. Le DMA est un règlement directement applicable par les Etats. Il est constitué par un ensemble de règles concernant les plateformes numériques. La technologie interagit sur la sécurité.

Suivons une nouvelle fois Olivier Sueur. Il démontre que cette nouvelle stratégie globale est révolutionnaire dans ses effets à trois titres. Premièrement, elle met formellement un terme au dogme de la concurrence à Bruxelles (« La concurrence n’est véritable que si elle est loyale », discours du 13 septembre 2023). Deuxièmement, elle a l’ambition de forger une troisième voie entre le modèle chinois (anti-marché) et le modèle américain (découplage). Troisièmement, l’introduction de la sécurité économique (insertion de l’économie dans la sécurité nationale) révolutionne le modèle même de l’Union européenne tel qu’issu du Traité de Maastricht (1992). Il reste à mieux concilier la sécurité qui relève jusqu’alors de la responsabilité des États membres avec le commerce qui constitue une compétence exclusive de la Commission européenne.

Les avancées en cours de la politique de sécurité européenne s’inscrivent entre autres dans la protection d’entreprises stratégiques. La question du nouveau modèle européen est posée : influence ou puissance géopolitique ?  [14]

Patrick Lallemant, le 29 janvier 2024

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