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JACQUES DELORS, L’EUROPEEN. Par Jean-Marc SIROËN

Un destin proprement humain...

jeudi 4 janvier 2024 Jean-Marc SIROEN

Avec des mots simples et justes - en croisant des personnalités historiques aussi différentes que John Maynard Keynes et Margaret Thatcher - Jean-Marc Siröen (1) nous dresse le portrait d’un homme dans sa sincérité, à la fois « constructeur » de l’histoire (européenne) et bousculée par celle-ci. Le parcours de Jacques Delors est un peu inattendu : expert des relations sociales, Ministre de l’économie en 1981, Président de la Commission en 1995 et renoncement à l’élection présidentielle.
Les lecteurs retrouveront les raisons de l’orientation atlantiste de la construction européenne, du primat de l’économique mais aussi le « manque d’âme » de l’Europe. Si tout ce parcours renvoie en somme à la faiblesse des démocraties et aux doutes de l’homme, on en connaît les vertus essentielles : négociation (un pas l’un vers l’autre.), coopération et recherche de compromis souvent quasi-inaccessibles...

Dans le monde que l’on connaît, un message essentiel de la démocratie (aussi imparfaite soit-elle ; l’ Europe, « un objet politique non identifié » ), à ne pas oublier dans un moment majeur de brutalisation du monde. P.L

(1) Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université Paris Dauphine PSL

JACQUES DELORS, L’EUROPEEN

Si Jacques Delors n’était pas de la génération des « pères » de l’Europe – Robert Schuman, Jean Monnet, Alcide de Gasperi, Paul Henri Spaak...–, il en fut le digne héritier.

Il ne s’est pourtant intéressé que tardivement à l’Europe. En cohérence avec son parcours syndical (à la CFTC puis à la CFDT), il fut d’abord reconnu pour son expertise des relations sociales. Dans les années 1970, ses recherches et ses cours à Dauphine introduisaient néanmoins une analyse comparative des politiques économiques (j’ai été alors un de ses étudiants). En 1979, à l’occasion de la première élection au suffrage universel du Parlement européen, il avait été placé en 22° position sur la liste conduite par François Mitterrand. Cette place lointaine, qui ne l’a pas empêché d’être élu, signifiait que le futur Président n’attendait pas de lui qu’il s’impose un jour comme une grande voix de l’Europe ! En 1981, sa nomination comme ministre de l’Économie l’a bien rapproché des questions européennes, mais il ne prendra sa dimension qu’en 1995 avec sa nomination comme Président de la Commission.

Le social-démocrate-chrétien

« Une guerre entre Européens est une guerre civile » avait écrit Victor Hugo. Dès lors, pour ses pères fondateurs, l’Europe, tout en veillant à satisfaire l’attente des peuples par la croissance et la démocratie devait lier ses pays de telle manière que les guerres deviennent impossibles. D’ailleurs, une Europe unie résisterait mieux à la principale menace du moment, la menace communiste. C’est cette vision, qui s’imposera après-guerre, aidée par la guerre froide et la mise en œuvre du plan Marshall ce qui donnera à la construction européenne une forte orientation atlantiste.

Jacques Delors se présentait lui-même comme un social-démocrate mais, pour mieux comprendre la nature de son engagement européen, il serait plus exact de le définir comme un « social-démocrate-chrétien ». En effet, son adhésion à la gauche devait beaucoup au glissement à droite de la démocratie chrétienne à laquelle il avait autrefois adhéré. Comme on le sait, son renoncement à se présenter à l’élection présidentielle de 1995 s’explique aussi par le refus des centristes de le soutenir. François Bayrou et ses amis politiques avaient préféré se ranger du côté d’Edouard Balladur, incarnation de la droite conservatrice. On retiendra aussi que sa désignation à la tête de la Commission devait davantage au démocrate-chrétien Helmut Kohl qu’au socialiste François Mitterrand.

Continuité et détermination

Comme la construction européenne fut portée à la fois par les démocrates-chrétiens et par les sociaux-démocrates, Jacques Delors pouvait s’inscrire sans peine dans la lignée de ses prédécesseurs.

L’idée que la paix passait par le commerce n’est pas en soi originale. Elle s’inscrit dans la tradition libérale des Lumières avec, notamment, l’apologie du « doux commerce » de Montesquieu. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’idée d’une liberté des échanges à l’intérieur de l’Europe – Allemagne comprise – avait été reprise, notamment par Keynes qui, dans sa critique du Traité de Versailles, considérait que l’échange valait mieux que la guerre pour obtenir les ressources qui manquent. Le célèbre économiste proposait même un traité qui ressemblait fort à ce que sera plus tard la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) [1].

Ce qui est plus nouveau, en revanche, c’est l’idée que le libre-échange ne suffirait pas à préserver la paix. C’était un moyen pour pousser l’intégration politique, mais pas une fin en soi. Cette conception va donc au-delà du libéralisme classique. Elle ne se contente pas des seuls marchés et s’adresse aussi aux États appelés à porter une partie de ses compétences à un niveau supranational.

L’idée que ce fédéralisme se réaliserait d’abord par intégration économique plus accessible qu’une intégration politique d’emblée, est la base même de la conception sociale-démocrate-chrétienne de l’Europe que s’appropriera Jacques Delors. L’union économique est un passage obligé pour parvenir à une union politique qui elle-même ne fonctionnera qu’en donnant à l’Europe, une « âme », pour ne pas dire une identité, qui irait au-delà de l’économie, de l’histoire et de la culture pour s’attacher aussi au spirituel [2].

L’homme d’action

Quand Jacques Delors arrive en 1985 à la Commission, le processus d’intégration est figé dans ce que les médias nomment « l’eurosclérose ». Certes, l’Union douanière a été mise en place le 1° juillet 1968 et le nombre de pays membres est passé de six à douze, mais les obstacles aux échanges restent nombreux et le processus d’intégration qui devait être graduel reste au point mort.

L’Acte unique de 1986, finalisé sous la houlette de Jacques Delors, comporte à la fois un volet économique extrêmement fort et un volet institutionnel un peu oublié aujourd’hui puisqu’il a été dépassé depuis par les Traités de Maastricht (1992) et de Lisbonne (2009).

Dans ce texte fondateur, la Communauté européenne s’engage à mettre en œuvre quatre libertés : la libre circulation à l’intérieur de son espace des biens, des services, des capitaux et des personnes.

C’est un premier saut qui, pour Jacques Delors, imposera vite de s’atteler au second. Il sait bien que ces « libertés » et tout particulièrement la libre circulation des capitaux, n’est pas compatible avec l’indépendance des banques centrales nationales et la stabilité des taux de change. Il faut donc faire admettre la nécessité d’un fédéralisme monétaire et d’une monnaie unique. Celle-ci aura par ailleurs l’avantage d’éviter les dévaluations compétitives des pays membres qui mettraient en danger le libre-échange des biens et services [3]. Cette évolution imposera par ailleurs une convergence des politiques économiques et un budget européen redistributif.

L’Union monétaire est donc contenue de facto dans l’Acte unique. Le Traité de Maastricht (1992) qui institue l’Union économique et monétaire, c’est-à-dire la monnaie unique et la création de la Banque centrale européenne, sera la dernière grande contribution de Jacques Delors à cette construction européenne qu’il avait choisi d’arrimer à l’intégration économique.

Construction européenne et libéralisme

Si on reste à la surface des choses avec les yeux d’aujourd’hui, on peut voir dans l’acte unique une mise en œuvre du néolibéralisme, voire, comme le dit l’économiste Thomas Porcher, une « petite mondialisation » qui reproduirait les « vices » de la grande. Cela signifie-t-il que sans les initiatives de Jacques Delors, les pays européens auraient échappé à la mondialisation ? La vraie question serait plutôt de savoir si les pays européens auraient mieux ou moins bien affronté les défis de la mondialisation sans les réformes initiées par Delors. Aurait-on pu notamment échapper à la libéralisation des mouvements de capitaux qui a été mondiale ? Dès lors, n’était-il pas préférable qu’elle se fasse au niveau communautaire plutôt qu’à celui des pays membres ?

Ce genre de réflexion est anachronique. Sous le mandat Delors, l’Europe se limitait à douze pays restés relativement homogènes (même si l’entrée de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal avait accentué les différences), ce qui réduisait le coût social de l’ouverture notamment le risque de concurrence sociale et de délocalisations. En 1985, la Chine représentait à peine 1 % du commerce mondial. Personne n’évoquait alors l’internationalisation des chaînes de valeur qui sera pourtant le marqueur d’une mondialisation commerciale que personne n’avait vu venir.

Si libéralisme il y a dans l’acte unique, ce n’est pas du côté de l’infamant « néolibéralisme » mis aujourd’hui à toutes les sauces sans qu’on sache toujours très bien le définir, qu’il faut regarder.

Certes la réalisation du marché unique est issue d’un compromis (ce qui en France est vite considéré comme une trahison) entre la papesse du néolibéralisme, Margaret Thatcher et la social-démocratie-chrétienne incarnée par Delors. Mais un compromis n’est pas un renoncement. Ainsi, l’Acte unique ne se limite pas aux « quatre libertés » et porte aussi des réformes institutionnelles et une vision des évolutions futures qu’il juge inéluctable.

Il existe une différence de taille entre le néolibéralisme thatchérien et l’héritage social-démocrate-chrétien de Delors. La première ne voyait dans l’Europe qu’une vaste zone de libre-échange, un Commonwealth européen en quelque sorte. Pour Delors, au contraire, ce n’était qu’un préalable nécessaire à des avancées bien plus ambitieuses notamment dans les domaines monétaires, financiers, sociaux et politiques. Chez Jacques Delors, partisan de ce qu’on appelait encore à l’époque l’économie-mixte et qui avait longtemps travaillé au Commissariat Général du Plan, le libéralisme n’est pas idéologique comme chez Thatcher, mais pragmatique. Chez lui, l’ouverture des marchés est non seulement une concession mais aussi l’accélérateur d’une intégration politique qui permettrait d’imposer aussi des règles sanitaires, sociales, environnementales, concurrentielles, etc. Non seulement il les souhaite, ce qui ne suffirait pas pour les faire accepter, mais surtout elles s’imposeront d’elles-mêmes car nécessaires à la viabilité du système.

Pour Jacques Delors, l’intégration des marchés ne signifie donc pas l’absence de régulations. Au contraire même puisqu’elle la rend possible et plus efficace. Margaret Thatcher écrira plus tard, dans ses mémoires, que la Communauté européenne, « conçue pour être une libre association de nations souveraines et une communauté favorisant le libre-échange par un assouplissement de réglementations, dérivait vers le centralisme et l’étatisme ». Le discours qu’elle prononça à Bruges (septembre 1988) restera ainsi dans l’histoire comme une critique intransigeante de la vision « socialiste » de Jacques Delors qui remettrait en cause les réformes libérales qu’elle avait fait adopter au Royaume-Uni. Peut-être avait-elle alors le sentiment de s’être fait piéger par l’acte unique en prenant ce qui la satisfaisait et en supposant, à tort, que le reste n’étant pas réalisable ne serait pas réalisé.

L’héritage

Le choix d’une intégration économique comme préalable à l’intégration politique a fait avancer l’Europe au-delà de ce qui était imaginable avant son arrivée. Mais elle a aussi montré ses limites, de la crise de 2008 suivie de la crise de l’euro jusqu’à la crise sanitaire. Si, l’Acte unique a étendu le champ de la majorité qualifiée, les questions fiscales ont continué à relever de l’unanimité autorisant ainsi un dumping fiscal qui a limité l’intégration des marchés, détourné les mouvements de capitaux, et entretenu des injustices fiscales et la liste pourrait être allongée.

L’hypothèse de Jacques Delors selon laquelle l’intégration économique entraînait l’intégration politique n’a pas résisté aux secousses qui ont secoué le monde. Après la chute du mur de Berlin (1989) et la volonté des pays ex-communistes de s’arrimer à l’Europe communautaire, le parcours de l’intégration a dû être redessiné au profit d’une approche plus diplomatique qu’économique qui donnait la priorité à l’élargissement sur l’approfondissement jusqu’à faire oublier le rêve fédéraliste. L’intégration de 16 nouveaux pays, même si elle fut jugée trop longue et trop exigeante par les pays concernés, a suivi un autre cheminement que celui voulu par Jacques Delors.

Certes, le Traité de Lisbonne conduira après-coup à un approfondissement, mais trop tard. Sa ratification au forceps a entretenu un désamour pour l’Europe dont se sont emparés les partis populistes de gauche comme de droite. Cette tension politique post-Brexit risque bien de fermer la perspective d’une nouvelle phase d’approfondissement alors même qu’après les pays balkaniques, l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie frappent à la porte ce qui pourrait bien conduire à un nouvel élargissement sans approfondissement.

La page Delors restera dans les livres d’histoire, mais elle est aujourd’hui tournée.

Jean-Marc Siroën, le 4 janvier 2024

Notes

[1Voir J.M. Keynes, Les conséquences économiques de la paix (1919)

[2« Si dans les dix prochaines années nous n’avons pas réussi à donner une âme à l’Europe, à lui donner une spiritualité et un sens, le jeu sera fini ». Cité par Michal Matlak dans Le projet religieux de Jacques Delors, trois décennies plus tard, Esprit, mars 2022. Dans le documentaire réalisé peu avant sa mort, Jacques Delors revenait sur ce manque d’âme (« on dira que je suis catho... »), La case du siècle. Jacques Delors, un européen (France-TV)

[3Le rapport Efficacité, stabilité, équité présenté par Tommaso Padoa-Schioppa en 1987 servira de base théorique pour justifier cette nouvelle étape de la construction européenne

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