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A propos d´un billet de Thomas Piketty

mercredi 2 novembre 2016 Valentin MANDELKOW

Dans son article „Loi travail : un effroyable gâchis“ [1], l´économiste Thomas Piketty revient sur la fameuse loi El Khomri et en particulier sur son article 2, portant sur les accords d´entreprise. Véritable chamboulement de la hiérarchie des normes, cet article 2 a suscité de vives polémiques ; les uns y voyaient un levier de compétitivité parce qu´il permet de fixer des conditions tarifaires restant en-deça du niveau de la branche, les autres le fustigeaient parce qu´il fait voler en éclats les accords de branche et, de ce fait, les négociations équilibrées entre partenaires sociaux.
Une fois n´est pas coutume, Piketty propose de réévaluer l´article 2 à l´aune du modèle économique et social allemand tant vanté pour ses succès et autant décrié à cause de sa tendance à précariser l´émploi. Autant dire que, dans le débat sur les réformes à mener en France, le modèle allemand sert de référence, soit comme modèle à suivre (Alain Fabre [2]), soit comme erreur à éviter (Guillaume Duval [3]). Or, pour brouiller davantage les pistes, Piketty se sert du modèle allemand dans les deux sens : d´un côté, il aurait enclenché une dynamique de dumping social à cause justement de l´introduction des accords d´entreprise et d´une modération salariale excessive „qui a probablement été exacerbée par la montée des accords d´entreprise et de la concurrence généralisée entre sites de production“ ; d´un autre côté, il fait l´éloge du modèle allemand qui a su établir, grâce au système de codétermination, une culture de consensus entre partenaires sociaux, garantissant un haut niveau des salaires et l´octroi majoritaire de CDI.

De quoi parle-t-on au juste ? Comment expliquer que pour Piketty le modèle allemand soit à la fois un gage de justice sociale et un vecteur de dumping social ? Piketty, comme beaucoup d´autres observateurs, parle en vérité de deux modèles allemands totalement différents, voire opposés, qui aujourd´hui coexistent en Allemagne et qui ont créé ce que Guillaume Duval, à l´instar de l´économiste allemand Marcel Fratzscher [4], a appelé le „marché de l´emploi dual“.

L´ancien modèle allemand, un facteur de paix sociale

Créé en 1950 par une loi impulsée par les Britanniques au sein du conseil de contrôle allié, cet ancien modèle repose sur l´idée d´une codétermination paritaire des entreprises au plus haut niveau décisionnel, c´est à dire le conseil de surveillance. Cette codétermination entre partenaires sociaux avait été introduite dans les secteurs de la métallurgie et du charbon, non pas pour renforcer l´aspect social de l´économie sociale de marché, mais pour contrecarrer le pouvoir monopolistique dans l´industrie lourde (les cartels de la Ruhr). Or, le gouvernement fédéral a vite compris que ce modèle était aussi un garant de paix sociale et de gestion économique à long terme dans la mesure où les syndicats (ici surtout la puissante IG Metall) pouvaient imposer des conditions tarifaires favorables tout en étant responsabilisés parce qu´ils participaient au processus décisionnels des entreprises. Ainsi, la IG Metall pouvait très bien appeler à une modération salariale en cas de croissance molle, comme elle pouvait imposer des hausses de salaire considérables. Adenauer avait parfaitement compris l´atout de la codérmination si bien qu´en 1957, la deuxième loi sur la codétermination a élargi ce principe, sous une forme différente, aux ETI (entre 500 et 2000 salariés selon cette loi [5] ) avant que Helmut Schmidt n´ait impulsé la fameuse loi sur la codétermination de 1976, élargissant le système de 1950 à toutes les entreprises de plus de 2000 salariés (à ceci près qu´en cas d´égalité des voix au conseil de surveillance, les voix des actionnaires sont prépondérantes, clause qui peut facilement être contournée grâce à une participation minimale de l´Etat au capital des actionnaires).
Ce système a favorisé l´émergence d´accords de branche garantissant un haut niveau des salaires ainsi qu´une prépondérance des CDI au sein des entreprises, tout comme il a favorisé une forte représentation des salariés par des syndicats de branche.

Le nouveau modèle allemand, un facteur d´inégalité sociale

Sans revenir sur les raisons qui ont poussé le gouvernement de la gauche plurielle (SPD et Verts) de Gerhard Schröder à changer de fond en comble de paradigme, force est de constater que ceux qui prônent le transfert du modèle allemand en France afin de gagner en compétitivité, parlent de ce qui s´est passé outre-Rhin depuis 2002. Le gouvernement Schröder avait créé les conditions d´une flexibilisation du marché du travail poussant à une baisse des coûts salariaux sans pour autant toucher au modèle de codétermination (contrairement à Angela Merkel, qui, lors de la campagne électorale de 2005, avait proposé de supprimer la loi de 1976). L´ancien modèle reposant sur des contrats de travail fixés par des accords de branche, Schröder avait tout simplement inventé un système de contrats précaires qui échappent aux accords régis par les partenaires sociaux dans un souci de consensus social : les contrats de travail intérimaires dont le nombre pouvait désormais être illimité (Hartz I), et les Minijobs (Hartz II) faiblement rémunérés et non couverts par les accords de branche si bien que les syndicats ne sont pas en mesure de défendre les intérêts des Minijobber. S´y ajoute une allocation chômage extrêmement faible (Hartz IV) qui incite les chômeurs à accepter n´importe quel travail pour échapper à l´inactivité.

Et les accords d´entreprise dans tout cela ?

Les accords de branche reposant sur la participation volontaire des entreprises, rien n´a été prévu, ni dans l´ancien ni dans le nouveau modèle, pour empêcher un patron de déroger à la règle et de fixer ses propres conditions tarifaires. Aujourd´hui, il faut faire exception des métiers menacés de dumping social et couverts par la loi sur le détachement des travailleurs (Entsendegesetz). Le fait est que les entreprises, jusqu´en 2004, n´osaient pas prendre le risque de proposer des tarifs restant en-deça des accords de branche ; or, lors des fameux accords de Pforzheim de février 2004, le syndicat IG Metall et le patronat s´étaient mis d´accord sur des accords d´entreprises pour pallier à des inégalités en termes de productivité et de perspectives de croissance entre différents sites de production. Les accords de Pforzheim sont, à tort, considérés comme une conséquence directe des lois Hartz ; en vérité, ils sont le fruit d´un concours de circonstances (crise sectorielle, déséquilibre régional), et en plus, ces accords sont temporaires et ne sont autorisés que sous la condition explicitement formulée de maintenir l´emploi et d´ouvrir des perspectives des croissance. Une justification unilatérale de la part du patronat, évoquant la nécessité d´une baisse des coûts salariaux ou le risque d´une perte de compétitivité, n´aurait pas suffi à mettre en place un accord d´entreprise et aurait par ailleurs contredit le système de codétermination toujours en place.

A y regarder de près, on s´aperçoit que Piketty parle des deux modèles allemands sans pour autant les distinguer. Et du coup, il risque de passer à côté d´une spécificité de la situation allemande qui montre plutôt à quel point la France et l´Allemagne se trouvent confrontées au même problème : désormais, les accords d´entreprise se multiplient en Allemagne parce que le pouvoir des syndicats est en chute libre. De plus en plus d´emplois précaires leur échappent, et les salariés redoutent un déclassement en passant de l´ancien dans le nouveau modèle si bien qu´ils se résignent à une modération salariale par précaution. Ici, Piketty s´appesantit sur la faiblesse de la représentation syndicale en France en proposant des réformes de fond, mais il oublie que l´Allemagne est confrontée exactement au même problème, à savoir la faiblesse des syndicats. Qui plus est, et comme le souligne le „Arbeitsmarktreport 2016“ (rapport sur le marché de l´emploi 2016) [6], cette situation est de plus en plus contreproductive dans un contexte de chômage résiduel, qui est proche du chômage frictionnel incompressible, le nombre d´heures travaillées pour un CDI s´élevant à 43,5 h/semaine. Il y a, en d´autres termes, trop peu de CDI.

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Mots-clés

Allemagne

Notes

[1Le blog de Thomas Piketty, in Le Monde, 2 juin 2016

[2Alain Fabre, Allemagne : miracle de l´emploi ou désastre social ?, 2013

[3Guillaume Duval, Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes, 2013. Voir sur ce site la conférence de Guillaume Duval, Made in Germany.

[4Marcel Fratzscher, Die Deutschland-Illusion. Warum wir unsere Wirtschaft überschätzen und Europa brauchen, 2014

[5la définition juridique du « mittelständisches Unternehmen » ne correspond ni à celle des PME ni à celle des ETI en termes de salariés, mais se situe entre les deux

[6Bundesanstalt für Arbeitsschutz und Arbeitsmedizin, 2016


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