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« RESPONSABILITE DES ENTREPRISES : QUAND L’HISTOIRE S’ACCELERE… ». PAR SYLVIE MATELLY

mercredi 2 juin 2021 Sylvie MATELLY

Le capitalisme actionnarial semble trouver ses limites. Et si l’entreprise (re) devenait un partenaire essentiel du changement social et pas seulement économique, au cœur du dessin d’avenir pour nos démocraties ? Dans cet article sur la RSE, Sylvie Matelly (1) porte une vision optimiste raisonnée sur le rôle actuel et à venir des entreprises. Elles sont plus que jamais un outil majeur de changement... sous condition de trouver un nouveau contrat social entre la direction, les investisseurs, les clients et le régulateur, en évitant toute dénaturation par les lobbies, le court-termisme etc...
Il s’agit en somme de rétablir la confiance entre les différents partenaires de l’entreprise et plus largement au sein de la société globale. « La confiance est un lien social, structurant, qui nous relie à autrui » (Michel Aglietta). Assurément l’enjeu essentiel pour demain, afin que que « les choses » ne redémarrent pas comme avant en pire...

(1) Economiste et Directrice adjointe de l’IRIS, cf fiche auteur

« Un mouvement engagé qui s’accélère aujourd’hui... »

« RESPONSABILITE DES ENTREPRISES : QUAND L’HISTOIRE S’ACCELERE… »

La Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) ou Corporate Social Responsability (CSR) en anglais est un concept qui se forge à la fin des années 1960 suite à la publication de deux ouvrages fondateurs, celui de Howard Bowen en 1953 [1] et de George Goyder en 1961 [2]. Pendant longtemps toutefois, elle s’est focalisée plus sur les externalités sociales et environnementales des activités de l’entreprise que sur le concept même de responsabilité. C’est d’ailleurs la définition qu’en donne encore la Commission européenne en 2011 en évoquant « un concept qui désigne l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » [3]. Il faut dire que la fin des années 1960 et les décennies suivantes sont marquées par la pensée du très libéral et influent prix Nobel d’économie Milton Friedman qui avait expliqué que la seule responsabilité de l’entreprise était de faire des profits. Fin de l’histoire…

Pourtant, en ce début des années 1970 et malgré le retour en grâce d’une pensée libérale qui deviendra hégémonique (pensée unique et consensus de Washington dans les années 1990), une double prise de conscience va s’opérer mais elle ne concernera dans un premier temps que la société civile et encore, la part « militante » donc plutôt minoritaire de cette société civile. La première dimension de cette prise de conscience est environnementale. Elle se structure en Amérique du Nord après la marée noire au large de Santa Barbara en 1968 dont les images ont été relayées par les médias et sont entrées pour la première fois au cœur des foyers de familles américaines grâce à la télévision qui se démocratise à cette époque-là. La création en 1970 de l’agence américaine de protection de l’environnement (US Environmental Protection Agency) ou de l’ONG Greenpeace en 1971 en sont des conséquences.

Quelques années plus tard, c’est une prise de conscience que l’on peut qualifier d’éthique qui débute après le scandale de corruption mettant en évidence l’existence au sein d’une grande entreprise américaine d’un système institutionnalisé de financement de campagnes électorales dans des pays étrangers en échanges de contrats commerciaux. En 1977, le gouvernement des Etats-Unis fait adopter le FCPA ou Foreign Corrupt Practice Act, première loi interdisant explicitement les entreprises à verser des pots-de-vin pour décrocher des contrats (il peut être utile de rappeler qu’en France, ce type de pratique a été tolérée jusqu’au début des années 2000, les pots-de-vin étant même déductibles des impôts). En 1993, est fondé à Berlin, Transparency International, une ONG qui élabore tous les ans un baromètre mondial de la corruption pendant que les Etats-Unis soutiennent l’adoption par les membres de l’OCDE d’une Convention de lutte contre la corruption qui sera signée en novembre 1997.

La Convention de l’OCDE est très certainement l’engagement des Etats qui a, ces dernières décennies, le plus pesé sur les entreprises. Transposés dans les règlementations nationales, les grands principes de cette convention visent à combattre la corruption active c’est-à-dire le fait pour une entreprise de proposer un avantage pour l’obtention d’un contrat commercial. Ils instaurent par conséquent une responsabilité pénale des dirigeants des entreprises. En termes clairs, un chef d’entreprise ou un PDG encours une peine de prison s’il ne met pas tout en œuvre pour assurer que personne au sein de son entreprise ne pratique la corruption.

Le souci des Etats-Unis, déjà à cette époque, est d’imposer des avancées à ses partenaires afin de limiter les distorsions de concurrence subies par les entreprises américaines soumises à des règlementations plus sévères que leurs concurrentes étrangères. Pourtant, déçus par le faible allant de ses partenaires européens, ce pays n’hésitera pas quelques années plus tard à instrumentaliser l’extraterritorialité de ses lois pour poursuivre les entreprises de ces pays. Le FCPA, les sanctions américaines gérées par l’OFAC (Office of Foreign Assets control), ITAR et EAR (les règlementations de contrôle des exportations d’armement et de biens double-usage) bénéficient de cette dimension extraterritoriale qui permet à la justice des Etats-Unis d’engager des poursuites contre une entité étrangère qui ne respecterait pas ces lois. Une pratique souvent qualifiée de hard law, bien éloignée de l’idée de soft law, plus faite d’incitations et de volontarisme que recouvre la RSE.
Depuis Alstom, Total, ABB, Alcatel, Shell, Daimler, Siemens, BAe Systems, Petrobras etc., nombreuses seront les entreprises condamnées pour des faits de corruption Ces condamnations sont de loin les plus nombreuses aux Etats-Unis dans les poursuites engagées à l’encontre d’entreprises étrangères et les amendes, voire les peines prison sont lourdes. L’entreprise suédoise Ericson s’est ainsi acquittée d’une amende de plus d’un milliard de dollars en 2019, Siemens avait du régler 800 millions en 2008 et Alstom 772 en 2014 pour ne citer que quelques exemples. Nul doute qu’aujourd’hui, plus aucune entreprise n’ignore les risques qu’elle prend si elle est irresponsable.

En parallèle de cette lutte contre la corruption, le concept de RSE fait son chemin au sein de l’économie mondialisée, autour de la diffusion des enjeux du développement durable essentiellement. Ainsi, le Pacte mondial ou Global Compact, initiative lancée par Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies en 2000, identifie dix grandes responsabilités de l’entreprise, parmi lesquelles le respect des droits de l’homme ou du droit du travail, la préservation de l’environnement ou encore la lutte contre la corruption. Les objectifs du développement durable (ODD) établis par l’ONU en 2015 dans le cadre de l’agenda 2030 intègrent également des objectifs dédiés aux entreprises. Et force est de constater combien aujourd’hui, la perspective pour une entreprise d’être prise en défaut sur ces ODD peut peser sur son image et sa réputation (cf l’exemple de Lafarge en Syrie ou Total en Birmanie, les deux entreprises ayant récemment changé de nom, ce n’est certainement pas un hasard).

L’OCDE publie en 2001 son premier rapport sur les instruments généraux pour assurer la responsabilité des entreprises [4]. En France, c’est également en 2001 que les fondements du cadre règlementaire de la responsabilité sociétale des entreprises sont posés [5]. Ils seront renforcés en 2009 autour du Grenelle de l’environnement puis avec la loi sur le devoir de vigilance en 2017. La loi Pacte en 2019 innove sur au moins trois points : elle demande aux entreprises de prendre en compte des considérations sociales et environnementales dans la définition de leur objet social, leur permet de se doter d’une raison d’être dans leur statut et crée le statut d’entreprises à mission (loi PACTE : pour la croissance et la transformation des entreprises). En 2010 enfin, c’est l’International Standard Organisation (ISO) qui édicte une norme RSE ; la norme ISO 26000 certes non contraignante mais qui traduit bien l’ampleur prise par ces enjeux de responsabilité.

Par ailleurs, le développement des réseaux sociaux et plus globalement l’accélération et la généralisation de la diffusion des informations amplifient encore ce mouvement et renforce les leviers d’actions et de pression des ONG et autres activistes. La réputation des entreprises en devient plus volatile confrontée aux risques de boycotts, de scandales ou même de recours devant les tribunaux. En témoigne, la récente condamnation de Shell par un tribunal de La Haye, à réduire ses émissions de gaz à effet de serre, dans un procès l’opposant à des organisations de défense de l’environnement. L’effondrement du Rana Plazza au Bangladesh en 2013 qui avait fait plus de 1000 morts avait également fortement impacté et induit une prise de conscience de l’industrie textile mais aussi des consommateurs. C’était l’une des catastrophes les plus meurtrières de l’histoire du travail et de l’industrie. [6]

Pourtant même si ce mouvement de responsabilisation est général partout dans le monde, essentiellement porté par les ONG et les sociétés civiles, une enquête réalisée par Accenture constatait qu’en 2019, moins de la moitié (48%) des chefs d’entreprises interrogés affirmaient avoir entamé et mis en œuvre une démarche responsable au sein de leur entreprise ou des projets qu’ils géraient [7]. L’histoire semble toutefois s’accélérer ces derniers mois sous le coup de la pandémie que nous venons de vivre mais aussi face à un contexte géopolitique multidimensionnel et incertain qui amplifie la pression à la responsabilité de tous les acteurs qu’ils s’agissent des Etats, des consommateurs ou des investisseurs et par conséquent, a fortiori des entreprises.

Nous sommes en effet entrés en pandémie après une année 2019 marquée à la fois par des mouvements sociaux partout dans le monde (signes aussi d’une intolérance croissante aux inégalités sous toutes leurs formes – sexisme, racismes, corruption etc.), une accélération des effets du changements climatiques mais aussi des pressions croissantes, en particulier des jeunes générations, un contexte géopolitique, marqué par la rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis et un net durcissement des relations entre les deux pays mais aussi le renforcement de multiples menaces (cyber et ingérences, atteintes aux droits humains, populismes, terrorismes etc.). La pandémie est encore venue renforcer cette impression si bien décrite par Antonio Gramsci et si souvent citée d’ailleurs ces derniers temps : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Comme cela a souvent été dit, cette période a accéléré les tendances à l’œuvre.

Dans un tel contexte, l’entreprise tout comme l’économie doivent devenir responsables pour assurer la survie de l’espèce humaine en luttant efficacement contre le changement climatique ou pour préserver la biodiversité et la planète. L’entreprise responsable doit en même temps contribuer à la redistribution en payant un impôt juste, refuser de travailler avec des régimes politiques sanguinaires ou dans des pays ainsi dirigés par des autocrates qui ne respectent pas les droits humains. Les pressions à la responsabilisation des entreprises s’intensifient et surtout se diffusent couvrant des enjeux toujours plus larges. Elles sont portées par toutes les parties prenantes de l’entreprise.

Les investisseurs d’abord, prenant enfin toute la mesure des changements en cours, deviennent plus exigeants, imposant des critères de responsabilités à leurs investissements. Certes plus inquiets des risques réputationnels auxquels ils pourraient être confrontés s’ils restaient inactifs, ils portent et sont poussés par l’essor de la finance éthique et la généralisation des critères ESG dont la création d’un indice CAC40 ESG en mars dernier est une illustration. ). La pression d’une trentaine d’investisseurs (dont La Banque postale Asset Management et Crédit mutuel) à l’assemblée générale de Total fin mai 2021, pour lui demander d’aller plus loin pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone en 2050 en est une illustration. La même partition s’est joué au même moment aux Etats-Unis lors des assemblées générales de Chevron et d’Exxon-Mobil.
Au début de l’année 2021, trois grandes banques (BNP Paribas, Crédit Suisse et ING) avaient simultanément annoncé leur décision de ne plus financer le négoce du pétrole brut extrait en Amazonie, afin de ne plus contribuer aux dégâts environnementaux et sociaux dans la région [8].

Le récent activisme des fonds d’investissements menace aujourd’hui des pans entiers d’activités comme les secteurs des hydrocarbures ou encore les entreprises produisant des armes. Les clients ensuite au travers de leurs exigences nouvelles et d’une évolution perceptible des modes de consommation, même si sur cet aspect-là, il reste encore difficile de tirer des conclusions, le consommateur restant encore trop souvent une personne distincte du citoyen.

Le régulateur enfin et cela est fondamental. En Europe ou plus récemment aux Etats-Unis en effet, la pandémie semble avoir joué comme un électrochoc. Il souhaite ainsi généraliser le devoir de vigilance, impliquer les entreprises dans le respect des droits de l’homme, accélérer les réformes vers la neutralité carbone, réformer la fiscalité des entreprises ou lever les brevets lorsque des enjeux de santé publique sont en jeu. Dans le cas des Etats-Unis probablement plus que pour l’Europe, il en va aussi de la défense de nos démocraties face à la montée en puissance de régimes autoritaires, Chine et Russie en tête. Sans qu’il soit pour l’instant possible de déterminer si le système capitaliste ou la globalisation survivront à cette période incertaine, leur évolution semble inéluctable. La situation n’est d’ailleurs pas sans rappeler le début de la guerre froide, cette période où les Etats-Unis imposèrent au monde libre un nouvel ordre économique international mais aussi le modèle social et de redistribution, construit par l’administration Roosevelt après la crise de 1929 dans les années 1930. C’est bien ainsi qu’il faut interpréter le mouvement engagé depuis des années et qui s’accélère aujourd’hui.

Sylvie Matelly, le 2 juin 2021

Notes

[1Bowen H. R. (1953), Social Responsibilities of the Businessman, University of Iowa Press, Iowa City

[2Goyder D. G. (1961), The responsible Company, Blackwelle Publishers

[3Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et Social européen et au Comité des régions (2011), Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 /* COM/2011/0681 final */ - https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:52011DC0681

[4Global instruments for corporate responsibility - 2001 - Annual Report on the OECD Guidelines for Multinational Enterprises - https://www.oecd.org/daf/inv/mne/globalinstrumentsforcorporateresponsibility-2001-annualreportontheoecdguidelinesformultinationalenterprises.htm

[5Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques - https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000223114/

[6Armand Hatchuel (2013), Rana Plazza, la mort de l’industrie, Le Monde du 26 mai 2013, https://www.lemonde.fr/economie/article/2013/05/26/rana-plaza-la-mort-de-l-industrie_3417734_3234.html

[8L’ONG Amazon Watch avait chiffré leurs financements de ces activités à près de 5,5 milliards de dollars pendant la dernière décennie. https://www.novethic.fr/actualite/economie/isr-rse/trois-banques-europeennes-decident-de-ne-plus-financer-l-extraction-de-petrole-en-amazonie-149469.html

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