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L’INTELLIGENCE ECONOMIQUE EN ACTION (S). Analyse de cas pratiques par Nicolas MOINET

lundi 24 février 2020 Nicolas MOINET

L’intelligence économique en action(s). Analyse de cas pratiques par Nicolas Moinet (et Ines Elhias)

Nous remercions Nicolas Moinet (1) et Va éditions (2) pour la confiance accordée à GeopoWeb ayant permis la publication de quelques cas pratiques d’intelligence économique que l’on pourra lire en 2eme partie (tirés de l’ouvrage dirigé par N. Moinet, cf ci-dessous).

La mondialisation s’est révélée ne pas être un jeu à somme positive. Dans ce cadre, la stratégie devient une variable essentielle de placement des entreprises sur les marchés et de gains en termes de compétitivité. En France, le Rapport Martre a officialisé le lancement de l’IE en 1994, définie comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques ». L’intelligence économique présente trois dimensions traditionnelles : veille concurrentielle, protection de son savoir-faire et des données et influence. Très clairement, Internet favorise la collecte, la diffusion d’information etc... L’information est désormais au coeur de la conquête des marchés (pour les entreprises), de la puissance et de la sécurité pour les Etats.

La concurrence n’est donc pas pure et parfaite, le prix n’est pas exogène mais stratégique, l’information devient une ressource principale dans la fonction économique ! Le contexte géopolitique, économique ... permettent de valider (ou d’invalider les théories économiques). L’intelligence économique a quant à elle une dimension opérationnelle. Mais sur le plan plus conceptuel, on peut distinguer quatre courants en lien avec la réflexion sur l’intelligence économique (guerre économique, sécurité, compétitivité et diplomatie économique) (3).

Nicolas Moinet nous rappelle que l’IE vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. La question de la souveraineté numérique et technologique est désormais posée, nécessité essentielle de rester sur la frontière technologique. L’intelligence artificielle quant à elle est un outil très puissant dans sa capacité à traiter les données en masse. On retrouve cette préoccupation dans la volonté gouvernementale d’élargir périodiquement les décrets (Villepin, Montebourg) de protection des entreprises stratégiques aux activités liées aux données et à l’intelligence artificielle. P.L

Après 100 missions de l’IE, ouvrage paru en 2015, les jeunes professionnels du Master IE de l’IAE de Poitiers (sous le nom collectif d’Inès Élhias), se sont donc attelés à une nouvelle tâche : 100 cas sont étudiés dans tous les domaines de l’intelligence économique (veille, management des connaissances, sécurité économique ou influence) (4).

Nous vous invitons ci-dessous à découvrir quelques cas pratiques, plus largement à lire l’ouvrage, qui à partir d’un travail collectif riche de diversité, permet d’inscrire le quotidien incontournable des acteurs économiques dans le réel.

(1) Nicolas Moinet
Professeur des Universités et à l’Ecole de guerre économique. Directeur-adjoint en charge de la communication et des relations entreprises à l’IAE de Poitiers. Il dirige le Master Intelligence Economique et Communication Stratégique. Sur le plan bibliographique signalons :
 Les batailles secrètes de la science et de la technologie". Gemplus et autres énigmes. Éditions Lavauzelle, Collection Renseignement & Guerre secrète (Juin 2004)
 L’intelligence économique, coécrit avec Christian Marcon. Éditions Dunod, 2e édition, coll. Les Topos, (septembre 2011)
 Les sentiers de la guerre économique. T1. L’école des nouveaux espions. Editions Va (février 2018)

(2) Va éditions est une Maison d’édition indépendante spécialisée dans les Sciences humaines (économie, politique, et société) avec un éclairage inédit sur les coulisses, les rouages et les perspectives de nos sociétés modernes (questions internationales, vie de l’entreprise, débats de société, crises et trajectoires d’une économie fébrile et pourtant d’une hostilité croissante
https://www.va-editions.fr/cent-cas-d-intelligence-economique-c2x30293094

(3) L’intelligence économique : un concept, quatre courants. Franck. Bulinge et Nicolas Moinet. Sécurité et stratégie Ed. CDSE. (2013)
https://www.cairn.info/revue-securite-et-strategie-2013-1-page-56.htm

(4) - 100 missions d’intelligence économique. (Ouvrage collectif). Nicolas Moinet et Inès Elhias (Préfacier : Claude Revel). Éditions L’Harmattan, coll. Intelligence économique (mars 2015)
 100 cas d’intelligence économique (Ouvrage collectif). Nicolas Moinet et Inès Elhias. VA Editions (janvier 2020)

PRESENTATION DE QUATRE CAS (tirés de l’ouvrage : les 100 cas...)

Numéro 24. Le 100 % scanning : un formidable outil d’intelligence économique

Enjeux : Influence, Sécurité. Date : 2009. Acteurs : États-Unis, Europe. Faits :

Le jour se lève doucement au sud de Manhattan, où la foule quitte le décor pittoresque du métro new-yorkais, pour les buildings du Financial District. Il est un peu plus de 8 heures quand le chaos s’abat sur la Big Apple : deux avions de ligne viennent d’être détournés sur les tours jumelles du World Trade Center, un troisième s’écrase aux abords du Pentagone et un ultime avion s’échoue en rase campagne pennsylvanienne. On assiste ce jour-là au plus grand attentat jamais commis par une mouvance terroriste, qui fera 2977 morts, et impactera à jamais l’hyperpuissance américaine et la stabilité géopolitique mondiale.
Touchés en plein cœur, les États-Unis d’Amérique se devaient de réagir à la suite de cet affront qui venait remettre en cause sa toute-puissance depuis la fin de la Guerre Froide. Le gouvernement Bush a donc tout de suite réagi en envahissant l’Afghanistan en octobre 2001 avant de renverser en 2003 le régime autocratique irakien de Saddam Hussein. Mais les attentats de 2001 ont également été un bon prétexte pour inclure le renseignement économique. Ainsi, la loi du « 100 % scanning », va forcer les ports à s’équiper de scanners afin que les conteneurs en partance pour les États-Unis puissent être vérifiés. Ce nouveau dispositif s’articule autour de 5 principales mesures : Visionnage et ciblage de 100 % des manifestes avant l’arrivée aux USA ; Inspection par des officiers du CBP (Custom Border Protection) des marchandises ; 24 hour rule, les manifestes doivent être fournis avant tout chargement dans un port étranger ; C-TPAT (Custom Trade Partnership Against Terrorism), vérification de la chaîne d’approvisionnement pour assurer le traçage de la marchandise ; Utilisation de l’ATS (Automated Targeting System) pour le scan de tous les manifestes.

Cette révolution fait pression en quelque sorte sur les pays européens, qui se retrouvent sous contrôle américain. La mise en place de cette politique du 100 % scanning oblige les transporteurs à beaucoup plus de transparence, du fait de la facilité à identifier les marchandises dites « douteuses ». L’ensemble des marchandises embarquées sur les porte-conteneurs sont répertoriées dans les manifestes qui inventorient tant le type que l’origine des produits. Les officiers du CBP disposent désormais de toutes les informations contenues dans les manifestes, et peuvent donc contrôler à leur guise les marchandises qui semblent suspectes.

Enseignements  : Par le biais de cette réponse apportée aux attentats du 11 septembre, les États-Unis ont mis en place un redoutable outil d’intelligence économique. En effet, pouvoir contrôler les lots douteux leur donne accès à des informations stratégiques, que ce soit sur l’origine des produits ou leurs destinations. Le fait de disposer de ces informations donne aux Américains un réel avantage concurrentiel, afin d’anticiper toujours plus.
Source :
Ysquierdio Hombrecher, J. Raud, P. (2009). « Le 100 % scanning, un formidable outil d’intelligence économique ». Veille magazine, n° 114, pp. 26-27.
Pour aller plus loin
The european commission. (2009). The impact of 100% scanning of US-bound containers on maritime transport. Consulté le 20 avril 2018, depuis :
https://ec.europa.eu/transport/sites/transport/files/themes/security/studies/doc/2009_04_scanning_containers.pdf

Numéro 40. L’intelligence économique chez l’Oréal

Enjeu : Rester leader sur son marché par l’innovation. Date : Depuis sa création, Acteurs : Le groupe l’Oréal, Les Think Tanks, Les ONG, Les consommateurs. Faits :

L’Oréal, leader du secteur cosmétique, a fait de la veille et de l’intelligence économique une véritable culture d’entreprise et un moteur pour sa stratégie. Consciente de la nécessité d’obtenir des informations pour anticiper les nouvelles tendances et mutations afin d’assurer un développement et d’affirmer sa position de leader sur le marché des cosmétiques. L’objectif est de « se prémunir contre l’incertitude tout en attaquant les nouveaux relais de croissance. La veille se structure suivant sept axes :
– Commercial (identifier les nouvelles pratiques commerciales) ;
– Concurrentiel (observation permanente des concurrents) ;
– Législatif (suivre l’évolution des lois et réglementations qui sont différentes selon les pays) ;
– Géographique (détecter les opportunités de développement dans de nouvelles zones géographiques) ;
– Géopolitique (identifier les grandes évolutions politiques et comprendre les relations entre les pays) ;
– Sociétal (comprendre les évolutions sur chaque marché) ;
– Technologique (détecter les évolutions scientifiques, les pratiques des concurrents et les brevets).

Ce dispositif de veille est décentralisé au sein du groupe et chaque laboratoire possède un secteur veille. Une direction veille générale coordonne ces différents secteurs avant de transmettre ces informations à la vice-présidence qui met à leur disposition des outils de veille. De plus, une véritable complémentarité existe entre les scientifiques qui étudient la teneur d’une innovation et les managers veilleurs dont le rôle est d’anticiper les potentielles mutations sur le marché. D’autre part, l’Oréal applique également l’intelligence économique à son fonctionnement externe. Les directeurs de veille collaborent et entretiennent d’étroites relations avec des groupes de réflexion, appelé également « Think Tanks », ou encore des entreprises spécialisées dans l’anticipation comme Global Business Network ou World Future Society. Ces acteurs externes sont plus à même de leur communiquer les dernières mutations qui pourraient influencer le secteur de la cosmétique.

Enfin, la multinationale a pris conscience de l’importance du management et de la gestion des risques après des crises telles que la polémique liée aux tests effectués sur les animaux. L’Oréal a donc pris des mesures afin qu’aucune de ces décisions ne soit par la suite montré du doigt par des acteurs externes comme les ONG et les consommateurs qui grâce à la digitalisation ont eux aussi développé un activisme digital. Le groupe est désormais capable de mettre en place une cellule de crise très rapidement.

Enseignements : L’intelligence économique ne se limite pas à la veille mais permet la mise en œuvre d’un système d’anticipation et d’aide à la décision stratégique. Sans oublier la réactivité en cas de crise.
Source :
Collin, B., Rouach, C. (2009). « La botte secrète de l’Oréal : l’intelligence économique et la R&D. » in Le modèle L’Oréal : les stratégies clés d’une multinationale française, pp. 19-30. Londres : Pearson.
Pour aller plus loin :
De Linares, Y. (2016). « Le l’IE comme dimension culturelle de l’entreprise : le cas de l’Oréal. » in Intelligence économique : s’informer, se protéger, influencer sous la direction d’Alice Guilhon et Nicolas Moinet. pp. 148-155. Paris : Pearson.

Numéro 86. Kodak, une entreprise qui a manqué d’intelligence économique

Enjeu : Veille, Date : 2011, Acteurs : Kodak, Steve Sasson, George Eastman. Faits :

Kodak, le spécialiste de la photographie, est un groupe qui est né à la fin du XIXe siècle. Au début des années 2000, son chiffre d’affaires dépasse les 15 milliards de dollars. Le groupe était connu dans le monde entier et était souvent comparé à Coca Cola ou encore IBM. De nos jours, on pourrait le comparer à Amazon, ou bien Google. On peut alors se demander comment le groupe a pu disparaître de nos esprits en une décennie. Pour beaucoup de personnes, c’est le digital qui a tué Kodak. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que Kodak a « inventé » le numérique. En effet, Steve Sasson, un salarié du groupe, montra à Kodak le premier appareil numérique en 1975, soit presque 30 ans avant la faillite de Kodak.

La réponse de Kodak à cette proposition pourrait en surprendre plus d’un aujourd’hui, où l’avantage concurrentiel est une des choses les plus recherchées. Kodak a tout simplement décidé de refuser d’investir dans cette idée, pensant que cela risquerait de tuer son business traditionnel. Le manque d’ambition de l’entreprise a eu des répercussions catastrophiques. Le groupe a tout simplement été balayé par la photo numérique au début des années 2010, la concurrence étant trop forte. Même avec ses 30 ans d’avance sur la concurrence, Kodak, en refusant la proposition de son salarié, n’a pas pu lutter contre la concurrence, et cela lui a été fatal.
Le groupe a fait preuve de trop de prudence, en se basant uniquement sur ses acquis. Ce n’est pas la première grosse erreur qu’a commise Kodak. En effet, les dirigeants ont laissé partir l’ingénieur qui avait inventé le photocopieur ainsi que l’entreprise Xerox. De plus, ils n’ont pas pensé bon d’engager la personne qui avait inventé le Polaroid. On constate une grande différence avec les débuts de l’entreprise. À cette époque, George Eastman, le fondateur de Kodak, avait tout misé sur la photographie en couleurs, alors que c’était le noir et blanc qui régnait.

Enseignements :
Kodak n’a pas cherché à provoquer le changement et l’a donc subi de plein fouet sans aucune préparation. Le groupe avait toutes les armes pour rester le leader incontesté du marché, grâce à ses talentueux employés, et ses 30 ans d’avance sur la concurrence. Kodak s’est seulement intéressé à ses produits déjà implantés ainsi qu’à ses marges, mais non à son environnement. Retenons donc de ce cas qu’aucune entreprise n’est à l’abri de la faillite, aussi grosse soit-elle. Il faut toujours surveiller ses concurrents, analyser son marché, et prendre des mesures contre des menaces éventuelles.

Source :
Barroux, D. (2013). « Kodak : les leçons d’un désastre capitaliste. » Les Échos. Consulté le 22 mars 2018, depuis : http://blogs.lesechos.fr/david-barroux/kodak-les-lecons-d-un-desastre-capitaliste-a13693.html
Pour aller plus loin :
Cas n° 94 : La perte de marché fulgurante de Rank Xerox.
Kerdellant, C. (2000). Le prix de l’incompétence : histoire des grandes erreurs de management. Paris : Denoël.

Numéro 80. Activcard, la perte d’une technologie française

Enjeu : Technologie, Date : 2001, Acteurs : Activcard, Robert Gates (ancien Directeur de la CIA) et le fonds Fidelity. Faits :

Activcard, une start-up française spécialisée dans les logiciels de gestion d’identité a fortement intéressé les Américains, car cette technologie n’était pas aussi bien développée chez eux. Les États-Unis ont acquis cette innovation française en passant par une stratégie financière montée par la propre filiale d’Activcard. À noter que la même année, ils tentent d’acquérir la technologie développée par Gemplus en élaborant aussi une stratégie financière, mais provenant cette fois-ci d’un fonds américain.
Après avoir remporté un contrat de 2 millions de cartes d’identité numériques auprès du Département de la Défense (DOD) des États-Unis, l’entreprise va subir une Offre Publique d’Échange (OPE) qui va renverser la proportion des administrateurs. Les dirigeants français ont ainsi dû laisser leur place à un américain qui va passer de nombreux contrats avec des entreprises de son pays d’origine, comme la Navy, Microsoft ou Northrop Grumman. De plus, la majorité des actions sont détenues par un fonds de pension américain : Fidelity. Ce fonds est dirigé depuis 1990 par un ancien directeur de la CIA : Robert Gates. L’objectif de cette opération est de modifier la localisation du siège d’Activcard de Suresnes (île de France) aux États-Unis, dans l’État du Delaware...

Enseignements :
La France a perdu une technologie via une stratégie financière développée en interne, par sa propre filiale. Cela nous apprend que même une entité interne peut s’emparer d’une technologie qui va donner un avantage aux Américains au détriment de son pays d’origine, la France. La sécurité économique à la française est encore loin de pouvoir contrer les offensives de l’hyperpuissance. À suivre…
Source :
Moinet, N. (2003). Les batailles secrètes de la science et de la technologie. Panazol : Editions Lavauzelle.
Kirsch, H. (2008). La France en guerre économique, plaidoyer pour un État stratège. Paris : Edition Vuibert.
Pour aller plus loin :
Moinet, N. (2018). Les sentiers de la guerre économique. Versailles : VA Press

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