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RENAULT, ENTRE INTERVENTIONNISME DE L’ÉTAT ET DEFICIT STRATEGIQUE. PAR A. LOUVEL

mercredi 17 juin 2020 Aurélien LOUVEL

Dans cet article, Aurélien LOUVEL (1), met en perspective historique les difficultés de Renault dans le cadre de ses alliances et ceci bien avant la crise sanitaire du Covid-19. C’est un jeu entre de multiples acteurs aux cultures et intérêts souvent éloignés. L’industrie automobile, symbole de la puissance industrielle d’hier, pourrait l’être aussi pour demain avec les nouveaux enjeux technologiques. L’auteur insiste sur la loi Florange qui renvoie aux ambiguïtés de la gouvernance entre capital privé et Etat-actionnaire. Ce dernier a parfois du mal à s’incarner dans le concept d’Etat stratège en raison d’une réflexion stratégique inachevée.

(1) Étudiant à IRIS SUP en relations internationales. Il travaille conjointement dans le commerce automobile sur l’échelle européenne.

RENAULT, ENTRE INTERVENTIONNISME DE L’ÉTAT ET DEFICIT STRATEGIQUE

« Renault pourrait disparaître » d’après le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire. Si l’État prévoit néanmoins un plan de relance pour relever Renault de la crise sanitaire, qui a fortement impacté le marché automobile, les relations entre les deux entités remontent bien longtemps avant 2020. Au sortir de la seconde guerre mondiale, Louis Renault, accusé d’avoir collaboré avec l’Allemagne, voit son entreprise, la Société Anonyme des Usines Renault (SAUR), devenir la propriété de l’État. Renommée la RNUR (Régie Nationale des Usines Renault), l’entité devient ainsi le symbole du capitalisme d’État durant près de 50 ans, c’est en 1996 que la privatisation, débutée en 1990, deviendra effective, avec un État français détenant 46% des parts du constructeur. Ensuite le désengagement de l’État actionnaire se fera progressivement, aujourd’hui, il représente 15.01% des actifs du Groupe Renault, soit le premier actionnaire.

Pour la France, 10ème producteur de voitures dans le monde, l’industrie automobile est un secteur hautement stratégique, notamment par le nombre d’emplois engendrés. Dans un monde bien plus globalisé qu’à l’époque où Renault appartenait à l’État, la question de la souveraineté industrielle est au centre du débat, elle est d’ailleurs l’une des conditions majeures que requiert Emmanuel Macron dans le cadre du plan de relance annoncé fin mai 2020.

Malgré une communication publique affirmée quant aux mesures prises, il est aujourd’hui nécessaire de se demander quelle est la politique industrielle de l’État. Un Gouvernement obnubilé par l’opinion publique sur des questions de pertes d’emplois et de relocalisations industrielles privilégiera nécessairement une vision à court-terme. Aujourd’hui l’État est une nouvelle fois à la manœuvre pour sortir Renault d’une crise, on peut se référer à la crise des Subprimes de 2008, où l’État adressait un prêt de trois milliards d’euros sur 5 ans à Renault et PSA. On peut donc estimer la nécessité de voir un État stratège se projetant beaucoup plus loin dans le temps, face à une industrie globalisée, et à un basculement du prisme économique mondial vers la Chine, la réflexion en intelligence économique se doit aussi d’être approfondie, ne serait-ce que dans l’optique de se mettre au niveau d’autres États présentant une avance certaine dans un contexte de guerre économique.

A l’instar de l’affaire Alstom, le Gouvernement français, dans un secteur où la notion de stratégie partenariale prend une dimension politique, admet encore une fois un retard certain dans le domaine de l’intelligence économique, Renault en étant le symbole.

L’interventionnisme de l’État, premier facteur de la fracture de l’alliance Renault-Nissan

Arrivé en 1996 comme directeur général adjoint chez Renault, Carlos Ghosn parvient à relancer le constructeur français, sur base de réductions drastiques des coûts, il en sera de même quand il sera envoyé à la tête de Nissan en 1999. En 2005, il succède à Louis Schweitzer en tant que PDG de Renault conjointement à la direction de Nissan. Douze années plus tard, l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi s’affirme comme le premier constructeur automobile mondial. Régnant durant près de 20 ans à la tête du groupe, l’hégémonie de Carlos Ghosn pouvait être source de contestations et de doutes quant à la perception japonaise du partenariat, le PDG se révélait au final être la pierre angulaire qui stabilisait l’équilibre des relations, soutenant pragmatiquement les intérêts du constructeur Japonais tout en gardant la main mise sur la direction de l’alliance. C’est en 2015 qu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie du Gouvernement de François Hollande, décide d’augmenter la participation de l’État dans la capitalisation de Renault, avec la volonté stratégique de pouvoir faire appliquer la loi Florange, qui ferait bénéficier à Bercy des droits aux votes doubles au conseil d’administration. L’intention première du Gouvernement est ici la création fusion totale de l’alliance, qui donnerait, en théorie, un avantage considérable à Renault. L’État espère de plus obtenir un moyen de pression sur Carlos Ghosn, qui admettait une position économique conflictuelle pour le Gouvernement, en premier lieu sur la question de transparence quant à la direction de l’alliance, mais aussi quant à la politique de délocalisation, Ghosn pouvant être perçu comme le directeur symbole de la mondialisation.

Alors que le PDG prônait la nécessité de compréhension des Japonais et de s’inscrire dans une coopération douce et sans prise de risques, Emmanuel Macron restait quant à lui focalisé sur une fusion rapide de l’alliance.

Le mardi 7 avril 2015, conjointement avec l’APE (Agence de Participation de l’État) et la Deutsche Bank, le ministre de l’économie commença l’opération de passage en force, il augmenta les parts de l’État de 4.7% dans le capital de Renault, sans pour autant les concerter au préalable, portant ainsi la part de l’État à 19.7%. Cette action temporaire (la participation redescendit à 15%, part initiale de l’État, en novembre 2017) permis au Gouvernement de faire passer la loi Florange sans contestation possible du conseil d’administration de Renault, et ainsi bénéficier des votes doubles au conseil.

Du point de vue japonais, une manœuvre aussi brutale marqua inexorablement une rupture dans les rapports au sein de l’alliance. Il est à rappeler que le Japon, est ouvertement nationaliste en ce qui concerne son économie. Un tel pouvoir de décision de la part du Gouvernement français ne pouvait pas être laissé tel quel, dans une coopération déjà fragile, les Japonais ayant très bien compris la stratégie employée ici. Bien que diplomatiquement en manque d’influence, rappelons aussi que Nissan occupait une place de leader économique au sein du Groupe, avec près de 65% de ses ventes mondiales.

Cet acte entrainera une longue période de négociations entre Renault, Nissan et Bercy dans le cadre d’un accord de « stabilisation de l’alliance ». Au final, les dirigeants Japonais obtinrent, en contrepartie aux droits de votes doubles de l’Etat, une convention leur permettant de neutraliser l’influence de Renault au sein de l’alliance. Ainsi, même si Renault détient toujours 44% du capital de Nissan contre 15%, sans droit de vote pour les Nippons, ces accords contraignirent les dirigeants du groupe français à ne plus pouvoir bénéficier de voix quant à la nomination des membres du conseil, pire encore, à être dans l’incapacité de se positionner « en faveur d’une résolution qui n’aurait pas été approuvée par les membres du conseil d’administration de Nissan  ».

Suite à son élection à la présidence en 2017, Emmanuel Macron va accentuer la pression en faveur d’une fusion complète de l’alliance Renault-Nissan. Lors du renouvellement de mandat de Carlos Ghosn, l’État avance une nouvelle fois la nécessité d’une opération fusionnelle. Nissan, ayant perdu confiance dans le dirigeant Français, et craignant une future mainmise de la France sur l’alliance, va alors mettre en œuvre, avec le Japon, son intelligence économique. Ainsi, au cours d’un engrenage judiciaire laissant penser à une planification calendaire méthodique, comparable à ce qui est décrit dans « le piège américain » de Frédéric Pierruci, Carlos Ghosn est arrêté le 19 novembre 2018, trois jours plus tard, il sera officiellement démis de ses fonctions (sans être à ce moment formellement inculpé), une annonce émise par un certain Hiroto Saikawa, que Ghosn avait placé à la tête de Nissan au cours de l’année 2017. Le Français fera l’objet de trois chefs d’accusation, premièrement en décembre 2018 pour non déclaration d’une partie de ses revenus, deuxièmement quelques jours après pour avoir imputé des pertes financières à Nissan en lien avec ses investissements personnels. Enfin le 3ème chef d’accusation sera émis en avril pour détournement de commissions administrées par Nissan envers une structure Libanaise, avec laquelle Ghosn aurait certains liens.

Cet acharnement juridique et administratif amènera Carlos Ghosn à procéder à une exfiltration secrète du territoire, une « fuite » qui fera l’objet d’une forte représentation médiatique.

Aujourd’hui, la gouvernance de Nissan semble nettement plus favorable aux Japonais qu’auparavant, notamment grâce à la réforme signée fin juin 2019, présentant la mise en place de trois comités (nominations, audit et rémunération). Jean-Dominique Senard, successeur de Ghosn à la tête de Renault, exprimait le désir de bénéficier d’au moins un représentant de la marque au losange dans l’un de ces comités, il n’obtînt qu’une place au comité des nominations, et un siège au comité d’audit pour Thierry Bolloré ( qui sera poussé vers la sortie 4 mois plus tard).

Ainsi, se rappelant de l’affaire Alstom, le Gouvernement français a tenté une manœuvre visant à protéger son fleuron automobile, sous fond de communication politique (emploi et relocalisation), sans qu’aucun des éléments ne soient réunis pour exercer un tel type d’influence. Inscrivant la démarche dans un rapport de force entre l’État français et Nissan, le manque de renseignement et de visibilité concernant le groupe a amené à une crise au sein même de l’Alliance. L’intelligence économique, c’est avant tout la compréhension de l’environnement, par la circulation de l’information, et la lucidité permettant d’analyser les renseignements, le manque de cohésion entre le Gouvernement et ses industries engendrent des problèmes majeurs dans la gestion des risques et des manœuvres offensives. Cette incompréhension fut exploitée certainement de façon plus pragmatique par le Japon dans le cadre de cette affaire, alors même que c’était l’État qui fut le commanditaire d’une manœuvre pour le moins agressive. Dans ce cadre, c’est l’aspect temporel qui fut négligé, se précipitant avec une peur injustifiée des intentions de Nissan, le Gouvernement français a actionné un levier de capitalisation au moment même ou l’Alliance Renault-Nissan était stable, mais aussi source de certaines tensions quant à la répartition de l’influence des constructeurs.

Sun Tzu écrivait dans l’art de la guerre : « Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l’ennemi sera victorieux une fois sur deux. »

L’État, une fois de plus dans les débats sur le projet de fusion Renault-FCA

Si l’État a avancé ne pas avoir interféré politiquement dans le projet de fusion entre le Groupe Renault et Fiat Chrysler (FCA), le groupe détenu par la famille Agnelli justifie son retrait, à l’inverse, comme la suite de prise de position incompréhensible de Bercy « Les conditions politiques ne sont actuellement pas réunies en France pour mener à bien un tel rapprochement ».

Le projet visait à aboutir à une alliance détenue à parts égales par les deux groupes, une telle fusion permettait de tirer les bénéfices d’une économie d’échelle, de gagner une influence considérable auprès des fournisseurs (notamment de batteries), mais aussi d’entreprendre des investissements technologiques durables à plus grande échelle.

De plus, une entité de cette taille aurait pu couvrir l’essentiel des secteurs du marché automobile, de Dacia pour le low-cost, à Maserati pour les plus luxueuses. Nissan ne semblait pas avoir été impliqué dans le rapprochement des deux groupes, c’est d’ailleurs la première raison avancée par Bercy quant à l’échec de la fusion, qui souhaitait un soutien entier de toutes les parties pour conclure une possible fusion. Un centre de gravité aurait pu tirer vers la neutralité avec les accords de fusion, du fait d’un nouveau siège administratif basé aux Pays-Bas, mais aussi de l’État français qui perdrait sa capacité des droits de votes doubles, avec des parts de capital passant de 15 à 7.5% (La famille Agnelli détenant alors 29% de FCA).

Pour Nissan, cette possible redistribution des cartes aurait pu apporter un soulagement quand à la présence jugée trop importante de Bercy, mais dans un autre aspect, un partage de technologie avec FCA serait fortement déséquilibré (FCA admettant beaucoup de retard sur ce créneau), aussi l’aspect concurrentiel du marché américain (Chrysler) aurait pu poser problème sur le long-terme pour les Japonais.

Pour le Gouvernement, en deux visions diamétralement opposées, on pouvait définir, en premier lieu, la possibilité de voir un groupe naître en tant que mastodonte européen de l’automobile, l’autre vue aurait été la perte relative de souveraineté industrielle, associée aussi à un élément politique, celui qui a été mise en avant par Bercy à la suite de l’échec de la fusion, qui serait de se mettre à dos Nissan, et donc, par conséquent le ministère de l’économie japonaise.

Quelle perspective sur le plan de relance ?

A l’heure actuelle, le relais médiatique autour de Renault pourrait laisser croire que cette crise est due trivialement à l’impact économique de la crise sanitaire, ces difficultés financières étaient latentes depuis déjà quelques années. En 2019, pour la première fois depuis dix ans, le constructeur enregistrait une perte nette de 141 millions d’euros. La crise du Covid-19 a, au final, été le catalyseur de ces difficultés, les mettant en exergue au point que l’État annonça un plan de relance, sur base d’un prêt de 5 milliards d’euros garantis. Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ont cependant posé plusieurs conditions concernant ce prêt, parmi elles, la relocalisation de l’industrie, s’admettant dans une vision à relativement court terme. En effet, Renault n’étant pas Porsche, le constructeur français ne tire que très peu de marge sur ses véhicules et peine à être rentable, se rattrapant principalement sur le volume dégagé (politique attribuée à Carlos Ghosn) et sur sa marque low-cost Dacia. Dans cette optique, il est difficile d’imaginer un avenir prospère avec une politique soudaine de relocalisation massive, si Renault n’arrive pas à gagner suffisamment d’argent en délocalisant, comment pourrait-il le faire en France ?

La stratégie de relance mis en avant par Jean-Dominique Senard le mercredi 27 mai 2020, marque de façon définitive la distinction stratégique avec l’ère Ghosn, le groupe abordera les prochaines années avec un fonctionnement modulé en « leader-follower », sous ce schéma, les constructeurs en avance sur certains segments industriels donneront la marche à suivre pour les autres marques. Ainsi, Renault, Nissan et Mitsubishi détermineront des « véhicules leaders », sur lesquels se baseront les « véhicules followers », avec 1 modèle sur 5 supprimé, ce système synergique privilégiera dorénavant « l’efficacité et la compétitivité » selon le président actuel de Renault.

Ce schéma s’inscrit aussi dans une dimension géographique, Renault se chargeant de l’Europe, la Russie, l’Afrique du Nord et l’Amérique du Sud, Nissan du Japon, de la Chine et des États-Unis, et enfin Mitsubishi de l’Océanie et l’Asie du Sud-Est. Dans un tel modèle, le cadre de la propriété intellectuelle sera sujet à des tensions, car ce schéma nécessite obligatoirement des déséquilibres dans les synergies. Il est aussi à prévoir une augmentation conséquente du leadership économique que représente Nissan dans le groupe, référent désormais du plus gros marché automobile mondial, la Chine.

Après avoir redressé le constructeur Nippon sous l’impulsion de Carlos Ghosn, Renault semble peu à peu perdre de son influence dans le groupe. De plus, les années de tensions au sein de l’alliance ont entrainé énormément de retard sur l’aspect technologique, à l’heure ou PSA négocie toujours une fusion avec Fiat-Chrysler. En sachant aussi que la Chine commence à introduire son marché automobile en Europe, l’aspect concurrentiel du marché européen dans les prochaines années sera une marche très difficile à franchir pour la marque au losange.

Aurélien LOUVEL, le 17 juin 2020

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