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L’ÉCRIVAIN et le SAVANT : COMPRENDRE LE BASCULEMENT EST-ASIATIQUE. Christophe GAUDIN

Jack London et Karl Wittfogel

mercredi 8 mars 2023 Christophe GAUDIN

« Qu’arrive-t-il lorsque la faculté d’imprégnation des pays asiatiques, cultivée depuis l’enfance, est mise au service non d’un ordre éternel et pacifique comme chez Confucius, mais de la concurrence qui représente en elle-même bel et bien une forme de guerre ? » Christophe Gaudin pose cette question essentielle et troublante, mais nous conduit surtout dans une réflexion passionnante en empruntant le chemin de deux auteurs (un écrivain, un savant) que l’on découvrira avec la confrontation de deux démarches (un récit et une analyse).

Une réflexion originale qui s’appuie moins sur le changement de nature de la discipline collective lors du passage au capitalisme de marché, que sur celle de son prolongement. Mais le génie asiatique de l’imprégnation va bien au-delà du simple mimétisme. Si le capitalisme est bien une forme de rationalisation de l’histoire (au sens de Max Weber), l’auteur introduit les faits historiques et culturels pour tenter de saisir au coeur un modèle, au moment où il se propose aujourd’hui comme alternatif, au moins pour la Chine. Les wébériens en feront une lecture selon laquelle « l’esprit collectif » construit une rationalité dynamique, trait majeur de l’homo oeconomicus.

Ainsi la dynamique économique du capitalisme et la Grande Histoire sont en marche... Si l’intelligence collective est questionnée, ce sont les fins dernières qu’elle poursuit, qui détermineront l’axe du monde de demain.

(1) Christophe Gaudin vit en Corée depuis 2007. Docteur en sociologie (Paris-V, 2008), diplômé en langue coréenne (Ewha, 2010), il enseigne depuis 2012 les sciences politiques à l’université Kookmin, à Séoul (dernière publication en fin d’article).

L’ÉCRIVAIN et le SAVANT : COMPRENDRE LE BASCUMENT EST-ASIATIQUE

Dans une vie de lecteur, on croise peu d’uchronies aussi troublantes que L’Invasion sans pareille . [1] Jack London y décrivait en quelques pages d’apparence désinvolte pour un magazine, à l’été 1910, la montée en puissance de la Chine dans les décennies suivantes. À l’en croire, une compétition hégémonique sans pitié ne pouvait manquer de s’ensuivre, laquelle devait connaître son paroxysme pour le bicentenaire de l’indépendance états-unienne en 1976.
La nouvelle a souvent marqué les esprits par le dénouement glaçant qui lui donne son titre, et qu’il n’est pas nécessaire de divulguer ici. La première partie du texte est moins spectaculaire, mais par la précision de procès-verbal qui s’y déploie, elle offre un intérêt encore supérieur, du point de vue sociologique cette fois.
Il n’est d’ailleurs pas certain que le terme d’uchronie convienne tout à fait, puisqu’on l’utilise en général pour un récit qui se concentre sur un point de divergence avec l’histoire réelle : une victoire de Napoléon à Waterloo ou de Carthage sur Rome par exemple… London procède un peu de la même manière en extrapolant les conséquences d’un événement, à ce détail près que celui-ci n’a rien de fictif et qu’il en a même une connaissance intime pour l’avoir couvert comme journaliste : « La guerre russo-japonaise eut lieu en 1904 et les historiens de l’époque observèrent avec gravité qu’elle marqua l’entrée du Japon dans le comité des nations. En réalité, elle sonna surtout le réveil de la Chine. On avait fini par ne plus l’attendre, ce réveil tant espéré. Les nations occidentales avaient essayé de la sortir de sa torpeur, et elles avaient échoué. Leur optimisme inné et leur égotisme racial les avaient amenées à conclure à l’impossibilité de la tâche : jamais la Chine ne s’éveillerait. [2] » Il pose ainsi d’entrée de jeu une question qui n’était qu’une hypothèse à son époque mais qui devient brûlante à la nôtre, celle du basculement qui s’opère vers l’Asie de l’axe du monde.
London ne se trompe que sur la date, en anticipant de quelques décennies sur le cours des choses. On comprend d’ailleurs pourquoi avec le recul, car il ne pouvait soupçonner l’épisode maoïste, avec les quelque trente ans et les dizaines de millions de morts qui s’y sont engloutis… Sur le long terme en revanche, il voit juste et loin. Mieux encore, il explique d’emblée sur quoi se fonde son pronostic. Il insiste dès les toutes premières lignes sur un autre fait décisif, celui-là passé relativement inaperçu jusqu’à nos jours, caché dans son évidence même : savoir, que ce glissement relève du prolongement davantage que de la rupture.

Dans son texte comme dans la réalité historique qui a suivi, les pays d’Extrême-Orient se sont en effet contentés pour l’essentiel de marcher dans les pas de l’Occident et de retourner contre lui les armes qu’il avait forgées pour asseoir sa domination. C’est la réplique d’une même secousse, qui a continué à se répandre d’un continent à l’autre avec permutation des positions. Il y a eu exportation et amplification de l’existant, bien plus que création d’une forme nouvelle. Contrairement à l’orée des temps modernes en Europe, il ne s’est pas produit en Asie de révolution technique ou politique sui generis pour justifier ce retournement.
Peu importe à cet égard que l’on mette l’accent comme Tocqueville sur l’égalité des conditions, comme Weber sur le désenchantement du monde, ou comme Marx sur le capitalisme et la concurrence qu’il déchaîne… On peut se dispenser de trancher la question du premier moteur à ce niveau. Dans tous les cas, il demeure que « quelque chose » est apparu de radicalement neuf en Europe, qui a changé pour le meilleur ou pour le pire la face du globe. Quelles que soient les mutations que l’on prend en considération, c’est toujours en Occident qu’elles sont survenues ; et jusqu’au dernier quart du vingtième siècle, à la notable exception du Japon, c’est uniquement à des nations occidentales qu’elles ont profité pour accroître leur influence.

London pose simplement qu’à un certain moment, ces mêmes structures ont commencé à se dépayser en Asie, et que pour des raisons qui restent à éclaircir, c’est sur ce sol qu’elles vont s’apprêter à prendre une ampleur jamais vue. L’élève ne va pas tarder à rattraper, puis à dépasser le maître. D’où sa question, qui n’a rien perdu de son actualité : comment expliquer le succès d’une greffe à ce point étrangère, à tous les sens du terme ?
L’énigme a de quoi intriguer, d’autant plus que, comme il le note dans un langage un peu désuet, les divers régimes d’Asie de l’Est n’avaient pas à l’origine montré beaucoup d’enthousiasme – c’est le moins que l’on puisse dire – pour les bouleversements qui se produisaient à l’Ouest : « La toile de la conscience anglophone vibrait aux mots courts des Saxons ; celle de la conscience chinoise vibrait aux sons de ses propres pictogrammes. Et l’esprit chinois ne pouvait vibrer aux mots courts des Saxons, pas plus que l’esprit anglophone ne pouvait vibrer aux vocables chinois. L’étoffe de leurs esprits était tissée de matériaux complètement différents. Sur le plan mental, ils étaient étrangers l’un à l’autre. Et voilà pourquoi la réussite et le progrès matériels des Occidentaux n’avaient pas troublé le sommeil profond de la Chine. [3] »
Il s’agit d’une vérité historique familière à ses lecteurs d’alors, mais dont le souvenir s’est dissipé. À la cour impériale de Pékin, c’est néanmoins un fait bien documenté que seules les prouesses techniques (et musicales) des jésuites excitaient la curiosité des lettrés, tandis que leurs soubassements philosophiques ne rencontraient guère que l’indifférence. [4] De même ailleurs en Extrême-Orient… Non seulement sous les Qing jusqu’à leur chute en 1911, mais de manière plus marquée encore sur la péninsule coréenne (au point de lui gagner le surnom de « royaume ermite » après la régence du Daewongun de 1863 à 1873), c’est un réflexe d’isolationnisme similaire qui a prévalu. Le Japon lui-même, le premier pays asiatique à avoir parachevé sa mue vers le capitalisme moderne, ne fait pas exception. On a tendance à oublier que c’est contraint et forcé qu’il a ouvert ses frontières, après avoir signé sous la menace des canons du commodore Perry la convention de Kanagawa en 1854. La révolution Meiji est elle aussi d’essence fondamentalement réactive, les élites de l’époque ayant compris (dans la lignée de la « cage d’acier » dont parle Weber) qu’aucune autre option ne s’offrait à elles pour éviter le sort que subissaient au même moment, entre autres, l’Afrique, l’islam et l’Inde…

L’étonnant est donc que dans chaque société est-asiatique prise à part, on ait assisté au même pas de deux. Après une période de latence plus ou moins longue (particulièrement brève au Japon où le pouvoir impérial a pris les choses en main dès la restauration de 1868, bien plus conséquente à l’autre bout du spectre en Chine du fait des décennies de guerre civile et de chaos politique), les mêmes facteurs qui justifiaient les réticences au capitalisme occidental ont mené à l’embrasser avec une ferveur et une efficacité inédites. La sacro-sainte « croissance » a battu sur ces terres son plein comme nulle part ailleurs, à un rythme et sur une échelle jamais vus, bien au-delà de l’Europe qui lui avait donné naissance. Les effets en deviennent même plus frappants quasiment de jour en jour, avec l’emballement des catastrophes climatiques, écologiques, sanitaires sous nos yeux.
C’est aussi là que l’intuition du romancier réclame d’être approfondie, puisque London n’appréhende pas ce retournement en tant que tel. Il le prend en bloc, post festum en quelque sorte, en faisant l’impasse sur la question de savoir ce qui l’a rendu possible. Dans sa nouvelle, la transition tient du tour de passe-passe : les Japonais parviennent sans qu’on sache comment à assimiler l’héritage de l’Occident (et l’auteur prend soin de souligner le mystère), pour ensuite en passer le secret à leurs « frères […] de la même souche mongole »  [5] et leur ouvrir la voie.
Dans un tel scénario, l’archipel fait fonction de deus ex machina, ou plus exactement de chaînon manquant pour franchir une barrière qui resterait sans cela insurmontable. C’est la conséquence des préjugés de London. Par cela même qu’il rejette la culture chinoise dans l’exotique et l’insondable, il se voit contraint de supposer des médiations qui le sont tout autant.
Rien n’oblige pourtant à présumer comme il le fait un quelconque miracle… Le procédé, à la rigueur admissible en littérature, n’a de toute façon pas grand sens dans le domaine de la connaissance, puisqu’il revient finalement à jeter un voile sur ce qu’on ne comprend pas. Mais ce qui autorise surtout à le remettre en cause, c’est de voir la même métamorphose se répéter à travers l’Extrême-Orient, avec ou sans l’entremise du Japon. Il a colonisé Taïwan et la Corée, mais ni Hong Kong ni Singapour par exemple… Quant à la Chine, il n’y a guère semé que la destruction dans la première moitié du vingtième siècle. Pourquoi par conséquent alléguer d’un quelconque paradoxe ? Il paraît plus simple et plus conforme à la réalité de supposer que toutes ces sociétés portent un ferment commun, et qu’au contact de ce ferment le capitalisme a proliféré à la façon d’une espèce invasive.

Un autre ouvrage permet d’en préciser la nature. C’est l’objet même de cet article que de le faire résonner avec la nouvelle de London, pour les corriger l’un par l’autre et faire ressortir l’enjeu qu’ils permettent chacun à sa manière de cerner. Le Despotisme oriental  [6] de Karl Wittfogel est un livre d’un tout autre genre puisqu’il vise au savoir et non au divertissement. Il se déploie non sur quelques pages mais sur des centaines, au renfort de milliers de notes savantes, en laissant aussi peu de place que possible à la rêverie. C’est une somme d’inspiration marxienne (bien que violemment anticommuniste) où se condensent des décennies de recherche. Sa thèse centrale se laisse cependant résumer assez aisément, et permet de marquer avec une grande sûreté le clivage entre l’Asie et l’Occident jusqu’à nos jours.
C’est Marx en personne qui fixe la définition de ce « despotisme », dont on trouvait déjà mention chez Mill et Montesquieu, voire Hérodote et Mégasthène. [7]Dans un article de 1853, il faisait remarquer que l’agriculture en Asie se distingue par d’immenses travaux d’irrigation (pour la culture du riz par exemple, mais pas seulement) qui requièrent une infrastructure étatique massive, laquelle à son tour ne manque pas d’étendre sa toile : « Cette nécessité primordiale d’un usage économe et commun de l’eau, qui, en Occident, poussait l’entreprise privée à l’association volontaire, comme en Flandre et en Italie, imposait, en Orient, où la civilisation était trop basse et l’étendue territoriale trop vaste pour appeler à la vie l’association volontaire, l’ingérence du pouvoir centralisateur du gouvernement. » [8] Pour le résumer au fil des chapitres de Wittfogel lui-même, il en résulte « un État plus fort que la société », lequel conduit dans ses ultimes développements au « pouvoir despotique » puis à la « terreur totale ». [9] C’est une même hypothèse qu’il étaie tout au long de l’ouvrage, en mettant à profit pour ce faire une érudition presque inhumaine.

Si son approche a une vertu, c’est d’historiser les prétendues « valeurs confucéennes » et de ne pas prendre pour argent comptant la propagande mandarinale. C’est ainsi que le « non-agir » (wúwéi en pinyin, 無爲 en idéogrammes) dont s’enchantent tant de mystiques de la classe moyenne en Occident n’est souvent en réalité qu’une injonction à s’abandonner aux mains des autorités. [10]Sans doute, Wittfogel est critiquable sur un autre plan, notamment lorsqu’il veut trop prouver et s’aventure sur des terrains qu’il maîtrise moins, à l’aide de sources de seconde main en Inde, en Égypte ancienne ou dans l’Amérique précolombienne par exemple… Ses longs développements sur l’Union soviétique (son principal sujet d’étude avec la Chine) continuent d’ailleurs à alimenter des discussions passionnées en langue anglaise. [11]

Pour ce qui est de la Chine et de la sinosphère (c’est-à-dire l’ensemble des pays qui ont gravité dans son orbite au point de lui emprunter son vocabulaire et sa pensée) en revanche, on aurait peine à concevoir théorie plus solide pour expliquer la dimension collective de l’existence qui saute aux yeux des voyageurs jusqu’à nos jours. Si l’on s’en tient strictement au cadre est-asiatique, il est plus pertinent que jamais de relever qu’en sino-coréen, l’idée même d’être humain, « in-gan » (인간 en alphabet coréen, 人間 en idéogrammes) se représente par la juxtaposition de l’homme, symbolisé par la station debout, 人, avec le signe de l’« entre », 間 (le soleil, 日, qui passe entre les portes, 門). L’être humain, c’est donc au premier chef l’homme pour autant qu’il se tient parmi ses semblables. Il ne naît pas seul, et même dans l’idéal ne devrait jamais l’être. La première des cinq grandes vertus du confucianisme se note dans le même ordre d’idées 仁 (rén en pinyin), c’est-à-dire en ajoutant à cet idéogramme de l’homme (dont le tracé se modifie légèrement en clef) le chiffre deux, 二, pour renvoyer à une notion parente, la capacité qu’ont deux êtres à se tenir côte-à-côte sans engendrer le conflit. Encore faut-il ajouter, pour éviter le malentendu courant en Occident, qu’aucune notion d’égalité n’en découle. C’est même l’inverse, puisque le maintien d’une telle harmonie exige avant tout que chacun tienne son rang.
Pareille emprise a pu se resserrer ou se relâcher suivant les époques ; elle n’a jamais cessé pour autant. Elle explique qu’aucun autre parlement au monde ne compte, comme l’Assemblée nationale populaire de Chine, une centaine de milliardaires en dollars dans ses rangs : justement parce que c’est la faveur des autorités qui ouvre l’accès aux contrats les plus juteux. D’où aussi la stupéfiante brutalité des disgrâces, dont les chutes de Bo Xilai ou plus récemment de Jack Ma forment le paradigme, précisément dans la mesure où comme Wittfogel le faisait déjà remarquer, dans un tel contexte « le riche homme d’affaires est également vulnérable » [12] aux revirements qui se produisent sans contrepoids au sommet de l’État. L’argent ne joue pas le même rôle de bouclier qu’en Europe ou en Amérique. Il est le signe extérieur, non le matériau de la puissance, avec ce corollaire que tout ce qui a été accordé peut aussi bien être retiré du jour au lendemain… Il vaut la peine d’y insister : très peu de théories contemporaines parviennent à jeter une lumière aussi crue sur les arcanes du pouvoir en Chine à travers les siècles, par-delà les étiquettes idéologiques et les révolutions de palais qui sont l’écume des choses.

La vraie lacune de Wittfogel est ailleurs. C’est qu’à l’instar de Marx, il ne veut reconnaître dans ce « despotisme » qu’un facteur de stagnation, au-delà d’un degré élémentaire de développement. Le danger est donc politique plutôt qu’économique à ses yeux, face aux prétentions totalitaires des bureaucraties. Dans sa perspective, qui est classiquement libérale, il suffit pour l’essentiel de barrer la route sans naïveté à leurs armées et à leur propagande. Le développement des échanges a toutes les chances de leur être fatal à terme : « L’histoire de la Russie pré-bolchevique montre que les pays de type oriental qui sont indépendants et en contact étroit avec l’Occident peuvent évoluer vigoureusement vers une société multicentrique et démocratique », [13] lit-on notamment.
Les faits semblaient d’ailleurs lui donner raison à l’heure où il écrivait. Pour expliquer le cas du Japon, la seule exception majeure en son temps, il se livrait ainsi à un exercice de casuistique peu convaincant, arguant que l’irrigation y avait toujours été gérée localement, et que par conséquent sa civilisation ne présentait pas les mêmes caractéristiques « hydrauliques » que le reste de l’Asie… [14] En l’absence de connaissances plus poussées en histoire japonaise, et faute de parler la langue, on ne saurait discuter cet argument de manière très approfondie. S’il paraît toutefois contestable, c’est parce que rien ne prouve que la société japonaise soit moins pointilleuse ou autoritaire qu’aucune autre en Asie. On fait facilement moisson d’indices en sens contraire. [15]
C’est ici que l’hypothèse de London retrouve sa pertinence, et qu’elle permet en retour de corriger ce qu’il y a de figé en Wittfogel. Il manque à l’appareillage un peu monumental du Despotisme oriental l’astuce du romancier, laquelle permet seule de saisir l’ironie de notre situation… L’Invasion sans pareille a en effet un immense mérite, celui de montrer en quelques pages à quel point le capitalisme importé d’Occident a transfiguré non la nature, mais l’orientation de la discipline collective propre aux sociétés d’Extrême-Orient.
Pour comprendre ce qui se joue à ce stade, il est nécessaire de garder à l’esprit la différence cruciale qui oppose les compétences d’une part, aux fins dernières qu’elles poursuivent d’autre part. Si les mêmes traits sont cultivés depuis l’enfance en Asie, c’est aujourd’hui avec de tout autres objectifs en ligne de mire, de sorte que leurs résultats ne peuvent manquer de devenir méconnaissables.
Un exemple aussi célèbre que mécompris pour illustrer ce curieux mélange de permanence dans les moyens et de métamorphose dans les fins : l’importance des examens. [16] On a certainement raison d’y voir l’une des constantes de la région sur la longue durée. La Chine impériale a même inventé le recrutement sur concours, pour le plus grand malheur de sa jeunesse – et de beaucoup d’autres, à mesure que le modèle s’en est exporté. Mais s’il est de fait que les mandarins passent sous les mêmes fourches caudines depuis des siècles, on omet en général de mentionner le détail qui change tout : c’est que le sens de ces épreuves s’est transformé en même temps que leur contenu. Dans le passé, elles portaient sur l’analyse des idéogrammes, censés receler le dernier mot sur la nature des choses. En ce temps-là, il s’agissait de perpétuer une tradition. Le but consistait à « hériter du rituel » pour « savoir ce que feront [d’]éventuels successeurs, même à cent générations de distance ». [17] Il est bon de rappeler que Confucius enseignait en des temps de guerre civile ouverte ou larvée. Son cauchemar était de voir le monde se défaire, d’où l’obsession de la stabilité qui court en filigrane de ses Entretiens - obsession sur laquelle les régimes qui s’en réclamaient ont eu par surcroît tendance à renchérir.

Cette capacité mimétique nous est parvenue presque inchangée dans sa forme, pour le training de l’intellect. En revanche, on ne saurait suffisamment souligner qu’elle produit sous nos yeux des effets exactement inverses à ses objectifs initiaux, dans la mesure où elle se met au service d’une intégration maximale au marché mondial. C’est-à-dire qu’elle soutient à présent l’inverse du conservatisme, la force la plus « révolutionnaire » (Marx ne cessait de l’affubler de ce qualificatif dans son Manifeste) qui se soit jamais déployée dans l’histoire de l’humanité… Conséquence immédiate et éclatante : le bachotage s’est transposé tout entier des idéogrammes aux mathématiques, des classiques à l’ingénierie. Plutôt que de recevoir des mandats du ciel comme à l’époque impériale, des centaines de millions d’êtres se sont trouvés lancés à son assaut, dans une débauche de machineries en tout genre.
C’est ainsi que les pays d’Extrême-Orient trônent systématiquement au sommet des classements PISA, qui reposent sur des tests standardisés (seule la Finlande parvient à leur faire pièce en Europe) ; mais que dans le même temps, très peu de leurs intellectuels parviennent à imposer des thèmes de recherche originaux. Nombre des meilleures universités mondiales, du moins selon le fameux classement de Shanghaï, sont situées en Asie. Pourtant, même les spécialistes de tel ou tel champ seraient bien en peine de citer le nom d’un seul collègue prestigieux qui y officie. Cela s’objective également dans la distribution des prix Nobel, où la domination occidentale demeure écrasante.

Pour citer London lui-même, qui résume tout cela sans ambages : « Les officiers du Japon réorganisaient l’armée chinoise. Ses sergents instructeurs transformaient des guerriers médiévaux en soldats du XXe siècle, formés à l’usage des machines de guerre modernes et d’une adresse au tir supérieure à celle des fantassins de n’importe quelle nation occidentale. » [18] On peut même s’arrêter une seconde sur cet exemple des techniques de combat, afin d’en prendre toute la mesure… L’enseignement des arts martiaux, on le sait, consiste à répéter le bon geste jusqu’à ce que la perfection en devienne naturelle. Contrairement aux « techniques de soi » occidentales analysées par Foucault, [19] ces disciplines ne visent pas à l’introspection – ou justement dans le but de sortir de nous-mêmes. Elles nous intiment de faire le vide en nous, de nous délester de nos mauvaises habitudes pour vibrer au diapason du maître (le senseï japonais, 先生, soit 先, « avant » + 生, « vie », « croissance », « naissance », celui qui a vécu avant nous).
Qu’arrive-t-il par conséquent lorsque cette faculté d’imprégnation, cultivée depuis l’enfance, est mise au service non d’un ordre éternel et pacifique comme chez Confucius, mais de la concurrence (競爭) qui représente en elle-même bel et bien une forme de guerre (戰爭) ? Signe de mauvais augure : 爭, l’idéogramme du conflit, se retrouve tel quel dans les deux notions.

Christophe Gaudin, le 8 mars 2023

« Face à des occupations successives, puis à une colonisation japonaise particulièrement violente et passéiste, les Coréens ont eu tendance à survaloriser tout ce qui arrivait de l’Occident. Ce qui singularise la Corée en Asie, c’est que la capacité mimétique y a été mise au service du fantasme de l’Occident. » Le livre est à la fois un récit de voyage et une analyse sociologique de la Corée, de son histoire (avec le rôle de la colonisation japonaise), de sa langue, de ses crises incessantes... Il montre aussi comment la Corée est arrivée à créer une forme immédiatement reconnaissable capable de faire concurrence dans sa propre langue à Hollywood. L’auteur en retrace le processus historique, avec les conséquences pour aujourd’hui, plus souvent positives que négatives.

Références :

• Billeter (J.-F.), Contre François Jullien, Allia, 2006.
• Confucius, Entretiens, trad. Simon Leys, Gallimard, coll. Folio, 2016.
• Cronin (V.), Matteo Ricci – le sage venu de l’Occident, Albin Michel, 2010.
• Foucault (M.), Histoire de la sexualité, t. III, Le Souci de soi, Gallimard, coll. Tel, 1994 (1984).
• Gaudin (C.), Le Grand miroir de Corée, La Route de la soie, 2023.
• L’Hénoret (A.), Le Clou qui dépasse – récit du Japon d’en bas, La Découverte, 1993.
• London (J.), L’Invasion sans pareille, trad. Thierry Beauchamp, Le Sonneur, 2016 (1910).
• Marx (K.), « The British Rule in India », The New York Daily Tribune, 10 juin 1853. En ligne : https://www.marxists.org/archive/marx/works/1853/06/25.htm
• Wheeler (W.), « The USSR as a hydraulic society : Wittfogel, the Aral Sea and the (post-)Soviet state », Environment and Planning C : Politics and Space, Sage, Newbury Park, vol. 37, n. 7, p. 1217–1234.
• Wittfogel (K.), Oriental Despotism – a Comparative Study of Total Power, Yale University Press, New Haven, 1957.

Notes

[1Jack London, L’Invasion sans pareille, trad. Thierry Beauchamp, Le Sonneur, 2016.

[2Ibid., p. 23-24.

[3Ibid., p. 25.

[4Cf. Vincent Cronin, Matteo Ricci – le sage venu de l’Occident, Albin Michel, 2010.

[5London, op. cit., p. 28.

[6Karl Wittfogel, Oriental Despotism – a Comparative Study of Total Power, Yale University Press, New Haven, 1957.

[7Ibid., p. 53.

[8Karl Marx, « The British Rule in India », The New York Daily Tribune, 10 juin 1853. Disponible en ligne : https://www.marxists.org/archive/marx/works/1853/06/25.htm Dans Wittfogel, op. cit., voir en particulier p. 22-24.

[9Wittfogel, op. cit., respectivement chap. III, IV et V.

[10Cf. Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Allia, 2006.

[11Cf. William Wheeler, « The USSR as a hydraulic society : Wittfogel, the Aral Sea and the (post-)Soviet state », Environment and Planning C : Politics and Space, Sage, Newbury Park, vol. 37, n. 7, p. 1217–1234.

[12Wittfogel, op. cit., p. 74.

[13Ibid., p. 447.

[14Ibid., p. 197.

[15Cf. André L’Hénoret, Le Clou qui dépasse – récit du Japon d’en bas, La Découverte, 1993.

[16Je reprends ici brièvement mon raisonnement dans Le Grand miroir de Corée, La Route de la soie, 2023, p. 58-59.

[17Confucius, Entretiens, trad. Simon Leys, II, 23.

[18London, op. cit., p. 29.

[19Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. III, Le Souci de soi, Gallimard, coll. Tel, 1994 (1984).

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