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« POUR TIRER LES LEÇONS DE LA CRISE, IL NOUS FAUT PRODUIRE MOINS ET MIEUX ». Par Th. SCHAUDER

mardi 12 mai 2020 Thomas SCHAUDER

Dans ce bel article, en revisitant les grandes questions de sens oubliées dans la société de consumation, l’auteur (1) nous propose avec clarté une perspective ! Qu’est ce qu’un travail essentiel ? Un travail socialement utile ? L’avions nous oublié ? L’agitation - l’hyper-compétitivité diraient certains économistes - nous a conduit à faire l’économie des grandes interrogations sur la consommation et la production sans fin, la croissance gaspilleuse, les inégalités sociales...

Les Trente glorieuses pourtant, avaient largement scellé la disparition des produits standards de faible qualité, en même temps que la fin des O.S. « Le low cost » nous y a ramené brutalement avec entre autres toutes les interrogations environnementales. S’interroger sur les fins de notre travail (de ce qui en découle pour l’ensemble de notre vie), c’est redécouvrir la valeur du temps.

Que l’on ne s’y trompe pas : ce qui est en jeu, c’est la dignité humaine en général, celle du vieillard en particulier, le devenir de notre planète par une autre approche que celle des coûts. L’avenir dira, si la tragédie du Covid 19, confirme plus ou moins les inflexions de sens récentes, au coeur de la crise sanitaire. Thomas Schauder nous propose de réfléchir sur une nouvelle articulation entre les ressources épuisables, l’intérêt collectif et celle de son expression démocratique.

(1) Thomas Schauder enseigne la philosophie à Troyes. Spécialiste de philosophie politique et philosophie de l’écologie, il est également chroniqueur au Monde Campus. Il publie cette année : La société de consumation. Pour une politique de l’oisiveté. Editions Marie B, collection Lignes de repères.

« POUR TIRER LES LEÇONS DE LA CRISE, IL NOUS FAUT PRODUIRE MOINS ET MIEUX »

Il aura fallu une crise sanitaire majeure pour nous obliger à remettre en doute certaines certitudes et à nous poser de bonnes questions : qu’est-ce qu’un travail essentiel et quels sont les critères qui permettent de le mesurer ?

Depuis des années, les problématiques de bien-être et de recherche de sens au travail sont devenues centrales. Paradoxalement, leur prise en compte ne semble pas avoir endigué la montée des « nouvelles » maladies professionnelles (burn-out, bore-out, brown-out ) [1] ni le sentiment plus général d’une dégradation des conditions de travail [2]. Mais surtout, cette réflexion légitime – et nécessaire pour que des drames comme celui de France Télécom en 2009 ne se reproduisent pas – laisse de côté la question de la finalité du travail : pour quoi travaille-t-on ? Pourquoi faire quelque chose plutôt que rien ?

C’est pourtant cette question qu’il conviendrait de se poser aujourd’hui, en lieu et place des grands discours sur « le monde d’après ». Nous vivons dans une société dont le développement est basé sur la consumation des ressources et l’agitation permanente avec pour seule finalité d’augmenter indéfiniment la puissance technique et la croissance économique. Autrement dit, tout le système repose sur la production et la consommation à outrance de biens et de services de mauvaise qualité (de manière à n’avoir jamais à diminuer leur production et leur consommation). En un mot, son credo est qu’il vaut mieux faire rien que ne rien faire [3]. La pandémie de la Covid-19 et la crise économique qu’elle entraîne sont des symptômes de la fragilité et de la précarité d’un tel système.

Malgré les rodomontades de certains dirigeants, les annonces fracassantes de remèdes plus ou moins fantaisistes, les techniques de surveillance et d’évaluation de masse, et la pression exercée par le patronat [4], force a été de constater que la meilleure solution était de suspendre pour un temps notre agitation. À la mondialisation des échanges a succédé la production locale. Les réformes structurelles, jugées jusque là urgentes et nécessaires, ont été suspendues. Il a fallu privilégier le télétravail, et parfois le chômage partiel. Il a fallu s’occuper de ses enfants et leur faire l’école. Plus d’autres choix que de prendre son temps, d’essayer de s’enraciner du mieux qu’on peut là où on est, et d’attendre que l’orage passe. Et de redécouvrir ce faisant que ce qui était jugé hier inutilement coûteux et un peu méprisable était en réalité d’une importance capitale : des hôpitaux qui fonctionnent, des enseignants compétents, de la richesse et de la diversité en matière de culture et de divertissement, une agriculture pouvant produire à la fois en quantité et en qualité, etc.

Bien entendu, cette période n’a pas été ressentie de la même manière partout et par tous. Si certains ont vu dans le confinement la possibilité de vivre autrement, ont apprécié de cesser de faire rien et ont peut être même eu la chance de ne rien faire, d’autres ont ressenti une immense frustration d’être esseulés, obligés de s’occuper de leurs enfants, ou de ne pouvoir consommer comme ils l’entendaient. Un certain nombre de salariés ont été contraints de se rendre au travail alors même qu’ils ne jugeaient pas leur activité « essentielle » [5]. Le télétravail a signifié pour les uns un gain de temps et d’énergie, la possibilité d’organiser son propre travail, voire le soulagement de ne plus avoir à faire à la violence d’un petit chef. Pour les autres, il a empiété sur leur vie privée, leur a fait perdre le contact avec leurs collègues, ou encore les a obligé à travailler encore plus qu’auparavant.
Cette diversité de ressentis va de pair avec la diversité des raisons qui nous poussent à travailler : besoin de gagner notre vie, de nous socialiser, de nous rendre utile ou encore de ne pas nous ennuyer [6]. Si certains peuvent « se payer le luxe » d’exiger que leur travail ait une utilité et du sens, pour d’autres il n’est qu’un moyen de satisfaire leur besoin de consommation. Beaucoup de gens ne veulent pas se demander pour quoi ils travaillent, car il leur serait trop douloureux d’admettre qu’ils font rien, qu’ils produisent et consomment des ersatz, des biens et des services non seulement médiocres mais aussi nuisibles pour les écosystèmes, les liens sociaux et même leur santé physique et psychique.

Qu’il ne faut surtout pas se poser la question de la finalité du travail, c’est ce qu’a révélé le refus du gouvernement de donner une définition claire et précise de ce qu’est un travail essentiel [7]. Donner une telle définition aurait conduit, en effet, à reconnaître que certains secteurs produisent une forte valeur marchande et très peu de valeur d’usage, ou pour le dire autrement que certaines activités ne sont essentielles que pour créer de la croissance économique, mais n’ont aucun impact positif (voire un impact purement négatif) sur la vie « réelle ». À l’inverse, des secteurs comme celui de la culture ou de l’éducation peuvent apparaître comme un coût – ou, au mieux, un investissement à très long terme – alors qu’ils ont une importance capitale dans l’existence des individus et la création et le renforcement du tissu social. Aucun travail n’est essentiel en lui-même : tout dépend de ce qu’on attend de lui et des critères qu’on choisit pour évaluer ses effets [8]

La crise sanitaire a notamment révélé comment l’hôpital public a été « bullshitisé » [9], vidé de son sens par la logique managériale, les procédures d’évaluation permanente, l’exigence de rentabilité, etc. Considérer l’infirmier ou l’aide-soignant comme un « opérateur » et le patient comme une ressource à rentabiliser, c’est nier le besoin de soin et la dignité de l’être humain. Ainsi, le choix des critères d’évaluation n’est nullement objectif ou neutre et les moyens ne peuvent être décorrélés des fins. Penser que la finalité du travail hospitalier est de produire de la richesse revient à annuler ce travail et conduit des gens de métier à faire rien en deux sens : à passer du temps à des tâches extérieures à leur cœur de métier (comme l’évaluation dans le cadre de la démarche Qualité), et à devenir destructifs (en l’occurrence maltraitants).
Il est bien connu que les métiers du soin (comme la plupart des métiers à forte valeur d’usage et à faible valeur marchande) sont assez mal payés. C’est là encore le signe de ce que notre organisation économique ne reconnaît pas d’autre valeur à l’individu que sa capacité à créer de la richesse économique. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le gouvernement, dans un premier temps, a promis aux soignants une prime plutôt qu’une revalorisation des salaires : en creux, c’est l’aveu que leur mérite est purement circonstanciel, mais qu’en temps normal, il n’y a pas de raison de valoriser leur travail puisqu’il coûte de l’argent au lieu d’en rapporter.

Malheureusement, cette logique absurde n’est pas cantonnée à l’organisation du travail. Elle a aussi pénétré nos manières de penser et de juger, en effaçant notamment la catégorie du suffisant [10] À quel moment peut-on considérer qu’une activité a rapporté suffisamment d’argent ? Ou encore que ce que nous possédons nous suffit ? La vision consumatrice ne connaît pas non plus le trop : on n’a jamais trop d’argent, on ne consomme jamais trop, notre débit internet ne peut pas être trop rapide, etc. On comprend donc que cette logique n’a pas de fin en un deuxième sens : non seulement elle est sans but, mais elle est aussi sans arrêt. Or vivre authentiquement prend du temps, ce qui suppose qu’il puisse exister des ralentissements, des pauses, de la perte, de l’ennui, de l’inutile, du rien. Le temps que nous consacrons à un travail inutile ou absurde n’est pas seulement du temps perdu : c’est une perte de notre capacité à vivre.
Ainsi, durant le confinement, beaucoup de gens ne savaient pas quoi faire de leur temps « libéré de force ». Habitués depuis leur enfance à aliéner leur temporalité propre aux exigences de la production-consommation, ils n’étaient tout simplement plus en capacité de suivre leurs propres envies, de désirer par eux-mêmes et de vivre joyeusement cette période [11]
Plus généralement, nos sociétés ont perdu en grande partie ce qu’on pourrait qualifier de « savoir-vivre » : nous ne savons plus ce que nous pouvons ou devons manger, comment élever nos enfants, comment soutenir notre attention de manière prolongée, à qui nous pouvons faire confiance, comment nous organiser collectivement. Le faire rien a contaminé l’ensemble de la vie.

Résumons  : la période actuelle agit comme un révélateur de ce que le travail n’a bien souvent pas d’autre fin que de permettre aux individus de consommer et aux industriels de gagner de l’argent. Or cette logique nie les besoins humains, les limites des ressources, et même le sens des activités. Pourtant, c’est sur elle que repose l’organisation de la société et la relation personnelle au temps.
Mais cette période « d’épiphanie » – si l’on peut dire – est-elle véritablement une « crise » ? Vient-elle bouleverser en profondeur notre système politique et économique, justifiant par là-même la distinction entre un « monde d’avant » et un « monde d’après » ? Il n’est pas simple de répondre à cette question, et seul l’avenir le montrera. De fait, l’activité ne s’est pas arrêtée pendant deux mois. Nous n’avons pas vécu de pénurie. Nous avons pu continuer à consommer à peu prêt normalement. Il n’est donc pas du tout impossible que cette période ne soit qu’une parenthèse et que la vie reprendra son cours progressivement.
Aussi, « le monde d’après » ne s’impose pas de lui-même comme une évidence. En tout cas, pour le moment, rien ne semble indiquer qu’il arrivera et on a du mal à imaginer que les politiques publiques vont opérer un virage vers la décroissance (ou même respecter les accords de Paris sur le réchauffement climatique).

Le problème qui se pose est double, à la fois individuel et collectif, psychologique et politique. Du point de vue individuel, sommes-nous encore en mesure de désirer autrement que dans le dispositif de la consumation ? Ce n’est pas certain. Il n’est pas impossible que nous vivions dans « une société de travailleurs [qui] ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté » [12] Nous sommes habitués à ne rien chercher de plus que de satisfaire notre impérieux désir « d’en être ». Produire et consommer, consumer et nous consumer, peut-être est-ce là notre horizon. Or, si nous continuons à vivre de la sorte, nous allons rapidement entrer dans un régime de crise perpétuelle : climatiques, sanitaires, migratoires, économiques, politiques… Il faut nous rendre à l’évidence : la société de consumation n’est plus viable.

Pour transformer en profondeur la société, il faut commencer par s’interroger sur les fins de nos activités, remettre en adéquation les moyens aux fins et hiérarchiser les fins. Par exemple dans les hôpitaux et les EHPAD, la finalité de soigner impose de mieux payer les soignants, de créer des postes et des lieux d’accueil. Il faut en finir avec l’idée qu’une toilette de cinq minutes et un repas de dix minutes peuvent rentrer dans les « normes de bientraitance » [13] !
Cette réflexion est aussi valable pour le secteur privé. Depuis le premier iPhone, lancé en 2007, Apple a commercialisé vingt-cinq modèles différents, alors même que leurs téléphones sont réputés irréparables et rapidement obsolescents. On pêche des crevettes en Mer du Nord qui sont transformées au Maroc puis vendues en Allemagne [14] La liste de ces absurdités est longue et leur cause est toujours la même : avoir tout subordonné à la seule finalité de gagner toujours plus d’argent.

Tout devrait être fait, au contraire, pour augmenter la durée de vie des appareils, et leur recyclage en dernier recours ; qu’un objet qui a parcouru des milliers de kilomètres soit plus cher que celui produit à côté de chez soi ; qu’on attende qu’un stock soit presque épuisé pour continuer à produire ; que la voix des gens de métier, « sur le terrain », ait plus de poids que celle des gestionnaires ; ou encore que ce qui relève de la « chose publique » (res publica) soit soustrait à la logique du marché [15]
Pour ne pas sombrer dans la crise permanente, l’enjeu politique des prochaines années est de cesser d’opposer l’économie et l’écologie (dont la racine commune est l’oïkos, la maison). Cela suppose une réorganisation de la production, une meilleure répartition des richesses, une décentralisation des décisions, un investissement massif dans la culture et l’éducation. Cela nécessite la diminution de la production et de la consommation, et pour cela la diminution drastique du temps de travail.

Nous pourrons ainsi diminuer l’épuisement des ressources mais aussi nous redonner du temps libre. Du temps où nous pourrons savourer ce que nous avons au lieu de nous épuiser à en obtenir toujours plus : ne rien faire plutôt que faire rien. Mais aussi du temps que nous pourrons investir dans la réflexion et le débat politique plutôt que dans le divertissement : faire cité, faire peuple.

Thomas Schauder, le 19 mai 2020

Notes

[1Le burn-out, le plus connu, désigne un état d’épuisement lié au stress, au sentiment d’insécurité ou au manque de reconnaissance. Le bore-out est un état d’épuisement causé par l’ennui, la routine fastidieuse ou les tâches inutiles. Le brown-out est le sentiment d’une perte de sens au travail. D’après David Graeber, ce dernier syndrome toucherait plus du tiers des salariés (cf Bullshit Jobs, Les Liens qui Libèrent, 2018)

[2D’après un sondage Deloitte-Viadéo datant de 2017, le sens du travail est une préoccupation pour 87 % des salariés français interrogés et 56 % d’entre eux considèrent qu’il se dégrade

[3Je développe cette thèse dans La société de consumation (Marie B, 2020). J’oppose au faire rien qui est agitation stérile et consumante, le ne rien faire qui consiste à se réapproprier son temps et l’extraire de la logique de la production-consommation

[4On se rappelle la déclaration du Président du MEDEF, Geoffroy Roux de Bézieux, dans un entretien au Figaro le 10 avril 2020 : « L’urgence, c’est de revenir à une activité normale » ; ou encore l’article de Pierre-Gabriel Bieri dans la publication hebdomadaire du Centre Patronal Suisse du 15 avril : « Il faut éviter que certaines personnes soient tentées de s’habituer à la situation actuelle, voire de se laisser séduire par ses apparences insidieuses : beaucoup moins de circulation sur les routes, un ciel déserté par le trafic aérien, moins de bruit et d’agitation, le retour à une vie simple et à un commerce local, la fin de la société de consommation […]. La plupart des individus ressentent le besoin, mais aussi l’envie et la satisfaction, de travailler, de créer, de produire, d’échanger et de consommer ».

[5« Mon activité est-elle essentielle ? », La vie des idée, 15/05/2020 ; « Journal de non-confinement : une caissière et un livreur », Les Pieds sur Terre, France culture, 10/04/2020

[6T. Schauder, « Sens, reconnaissance, argent… Que peut-on attendre de son travail ? », Le Monde Campus, 10/09/2019.

[7« Le gouvernement entretient le flou autour des « secteurs essentiels d’activité », Libération, 22/03/2020

[8Bien souvent, les politiques publiques libérales ne retiennent que les critères de la croissance du PIB et de la compétition internationale (cf D. Méda, Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse, Champs Actuel

[9J’emprunte cette idée à l’ouvrage de David Graeber. La perte du sens des métiers consécutive à la mise sous curatelle technico-financière de l’ensemble des secteurs est dénoncée depuis 2008 par l’Appel des appels initié par Roland Gori et Stefan Chedri

[10A. Gorz, Métamorphoses du travail, Galilée, 1988

[11Je précise que cette difficulté n’est pas nouvelle, Pascal écrivant déjà au XVIIe siècle que « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Cf T. Schauder, « Le « temps libre » dans cette société du divertissement fait-il notre bonheur ? », Le Monde Campus, 18/04/2018

[12H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961

[13« Hôpitaux, Ehpad : le soin saccagé », Le Monde, 15/02/2018.

[14« La crevette », Product, Arte, 21/05/2015.

[15« Benjamin Coriat : « L’âge de l’anthropocène, c’est celui du retour aux biens communs » », Médiapart, 16/05/2020

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