ENTRETIEN AVEC HAMIT BOZARSLAN. DE L’ANTI-DÉMOCRATIE À LA GUERRE EN UKRAINE
PROCHE-ORIENT. 7 OCTOBRE : UN AN APRÈS… Ph. Mocellin et Ph. Mottet
POUR L’INDE, LA RUSSIE EST UN INVESTISSEMENT A LONG TERME. Olivier DA LAGE
LA CHINE ET L’ARCTIQUE. Thierry GARCIN
L’ESPACE, OUTIL GÉOPOLITIQUE JURIDIQUEMENT CONTESTÉ. Quentin GUEHO
TRIBUNE - FACE À UNE CHINE BÉLLIQUEUSE, LE JAPON JOUE LA CARTE DU RÉARMEMENT. Pierre-Antoine DONNET
DU DROIT DE LA GUERRE DANS LE CONFLIT ARMÉ RUSSO-UKRAINIEN. David CUMIN
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC EMMANUEL LINCOT sur la Chine et l’Asie centrale. « LE TRÈS GRAND JEU »
ENTRETIEN EXCLUSIF - LE MULTILATERALISME AU PRISME DE NATIONS DESUNIES. Julian FERNANDEZ
L’AFRIQUE ET LA CHINE : UNE ASYMÉTRIE SINO-CENTRÉE ? Thierry PAIRAULT
L’INDO-PACIFIQUE : UN CONCEPT FORT DISCUTABLE ! Thierry GARCIN
L’ALLIANCE CHIP4 EST-ELLE NÉE OBSOLÈTE ? Yohan BRIANT
BRETTON WOODS ET LE SOMMET DU MONDE. Jean-Marc Siroën
LES ENJEUX DE SÉCURITE DE L’INDE EN ASIE DU SUD. Olivier DA LAGE
LA CULTURE COMME ENJEU SÉCURITAIRE. Barthélémy COURMONT
L’ARCTIQUE ET LA GUERRE D’UKRAINE. Par Thierry GARCIN
UKRAINE. CRISE, RETOUR HISTORIQUE ET SOLUTION ACTUELLE : « LA NEUTRALISATION ». Par David CUMIN
VLADIMIR POUTINE : LA FIN D’UN RÈGNE ? Par Galia ACKERMAN
« LA RUSE ET LA FORCE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES CONTEMPORAINES »
L’INTER-SOCIALITE AU COEUR DES DYNAMIQUES ACTUELLES DES RELATIONS INTERNATIONALES
LES MIRAGES SÉCURITAIRES. Par Bertrand BADIE
LE TERRITOIRE EN MAJESTÉ. Par Thierry GARCIN
UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ? Par Joséphine STARON
LES TALIBANS DANS LA STRATÉGIE DIPLOMATIQUE DE LA CHINE. Par Yohan BRIANT
🔎 CHINE/ETATS-UNIS/TAÏWAN : LE TRIANGLE INFERNAL. Par P.A. Donnet
LA RIVALITÉ CHINE/ÉTATS-UNIS SE JOUE ÉGALEMENT DANS LE SECTEUR DE LA HIGH TECH. Par Estelle PRIN
🔎 LES « MÉTAUX RARES » N’EXISTENT PAS... Par Didier JULIENNE
🔎 L’ARCTIQUE DANS LE SYSTÈME INTERNATIONAL. Par Thierry GARCIN
LES PARAMÈTRES DE LA STRATÉGIE DE DÉFENSE DE L’IRAN. Par Tewfik HAMEL
🔎 LES NOUVELLES GUERRES SYSTEMIQUES NON MILITAIRES. Par Raphaël CHAUVANCY
L’INTERNATIONALISME MÉDICAL CUBAIN AU-DELÀ DE L’ACTION HUMANITAIRE. Par G. B. KAMGUEM
UNE EUROPE TRIPLEMENT ORPHELINE
LA DETTE CHINOISE DE DJIBOUTI. Par THIERRY PAIRAULT
CONSEIL DE SECURITE - L’AFRIQUE EST-ELLE PRÊTE POUR PLUS DE RESPONSABILITÉ ?
COMMENT LA CHINE SE PREPARE POUR FAIRE FACE AU DEUXIEME CHOC ECONOMIQUE POST-COVID. Par J.F. DUFOUR
GUERRE ECONOMIQUE. ELEMENTS DE PRISE DE CONSCIENCE D’UNE PENSEE AUTONOME. Par Christian HARBULOT
LA CRISE DU COVID-19, UN REVELATEUR DE LA NATURE PROFONDE DE L’UNION EUROPEENNE. Par Michel FAUQUIER
(1) GEOPOLITIQUE D’INTERNET et du WEB. GUERRE et PAIX dans le VILLAGE PLANETAIRE. Par Laurent GAYARD
La GEOPOLITIQUE DES POSSIBLES. Le probable sera-t-il l’après 2008 ?
« Une QUADRATURE STRATEGIQUE » au secours des souverainetés nationales
L’Europe commence à réagir à l’EXTRATERRITORIALITE du droit américain. Enfin ! Par Stephane LAUER
LA DEFENSE FRANCAISE, HERITAGE ET PERPECTIVE EUROPEENNE. Intervention du Général J. PELLISTRANDI
L’EUROPE FACE AUX DEFIS DE LA MONDIALISATION (Conférence B. Badie)
De la COMPETITION ECONOMIQUE à la GUERRE FROIDE TECHNOLOGIQUE
ACTUALITES SUR L’OR NOIR. Par Francis PERRIN
TRUMP REINVENTE LA SOUVERAINETE LIMITEE. Par Pascal Boniface
Une mondialisation d’Etats-Nations en tension
LES THEORIES DES RELATIONS INTERNATIONALES AUJOURD’HUI. Par D. Battistella
MONDIALISATION HEUREUSE, FROIDE et JEU DE MASQUES...
RESISTANCE DES ETATS, TRANSLATION DE LA PUISSANCE
Ami - Ennemi : Une dialectique franco-allemande ?
DE LA DIT A LA DIPP : LA FRAGMENTATION DE LA...
Conférence de Pierre-Emmanuel Thomann : La rivalité géopolitique franco-allemande (24 janvier 2017)
Conférence d’Henrik Uterwedde : Une monnaie, deux visions (20 janvier 2016)
Conférence de Bertrand Badie : Les fractures moyen-orientales (10 mars 2016)
LA REVANCHE DE LA (GEO)POLITIQUE SUR L’ECONOMIQUE
Le retour brutal de la « visibilité » guerrière et du réalisme dans les relations internationales
mardi 12 avril 2022 Patrick LALLEMANT
Le temps n’était-il devenu qu’économique ? Y-a-t-il un bon usage de la mondialisation ? Dans quels domaines est-il déterminant de limiter les effets des forces du marché ? Comment analyser et réduire les relations inégales entre les acteurs internationaux ? Allons nous vers une économie de guerre ? Peut-on appliquer le modèle de la rationalité des marchés à la géopolitique ? Le temps présent bouscule les certitudes et réactualise le rôle de l’action politique.
L’article s’interroge sur le basculement entre le primat économique et la réalité (géo) politique, pourtant intimement liés. Un basculement peut-être accentué par un futur embargo sur l’énergie. Le retour de la « visibilité guerrière » et du réalisme dans les relations internationales est brutal.
La reprise du « business as usual », ne semble pas pour demain.
Zeus confie à Pandore une boîte qui contient tous les maux de l’humanité (maladie, guerre, misère, mort, orgueil). Les maux vont se répandre sur la terre.
LA REVANCHE DE LA (GEO)POLITIQUE SUR L’ECONOMIQUE.
Le temps n’était-il devenu qu’économique ?
Avec la révolution industrielle, la temporalité économique - celle de l’activité productive - a envahi les autres champs (humain, sociaux...). Le temps est un construit qui renvoie à un système de valeurs structurant le vécu individuel et collectif. Dans le système capitaliste libéral, il y a une traque obsessionnelle de l’oisiveté. Le temps est au coeur du calcul économique. Le présent triomphe au nom de la réactivité.
Toutefois, le temps économique par son immédiateté, pose la question du lien avec le passé et de sa projection sur l’avenir. L’idée de responsabilité permet de se réconcilier avec le temps et par conséquent avec autrui en construisant l’équilibre d’une société. Tout un projet à densifier après 30 années de libéralisme sans restriction, dans lequel s’inscrit la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) !
La mondialisation est petit à petit apparue comme la structure dominante de l’après-guerre froide. La fin des idéologies et la généralisation du marché (unificateur) ont consacré la fin des blocs antagonistes, voire une progression de la démocratie libérale dans un premier temps. Les Etats et sociétés devaient alors s’adapter à la compétition mondiale, quitte à solder des éléments clefs de leur souveraineté nationale. La guerre de tous contre tous est exacerbée par les puissances émergentes (dragons, tigres, ex-économies soviétiques) et la nouvelle ère technologique (informatique, électronique, intelligence artificielle). Dans ce grand marché mondial, l’Europe s’était engagée dans un modèle post-national avec une régulation par le Droit international - paix perpétuelle et utopie kantienne, une vision rassurante après les dégâts de la puissance de deux guerres mondiales.
C’est une période de domination de la géo-économie (E. Luttwak, 1990) dans un monde dominé par l’économique. Il y a abolition du temps et de l’espace par la baisse phénoménale des coûts. La fragmentation des processus de production - le cas le plus élaboré étant le marché mondial de capitaux - a produit une interdépendance complexe dans laquelle priment l’influence, le soft power etc.... Mais la géographie qui semblait « abolie » était une illusion doctrinale de la domination économique libérale. Les acteurs économiques sont en réalité toujours inscrits dans l’espace comme les entreprises y compris délocalisées (sans parler des champions nationaux), les individus institués par une identité. Les Etats sont enracinés dans un territoire : ce n’est pas la fin des frontières, la guerre est sans frontière ! L’une des préoccupations principales demeure avec les relations avec l’étranger proche.
Même si l’Ukraine en constitue un moment européen tragique, toutes les questions géopolitiques ne s’étaient pas diluées dans le grand marché. L’imbrication demeure entre la géographie, l’histoire (souvent tragique) et les intérêts économiques. Dés les années 60, avec la détente, une certaine flexibilité s’exerçait dans le jeu des questions géopolitiques sous-jacentes, avec le rétablissement de la dimension géographique. Comment mettre en oeuvre une réconciliation franco-allemande ? Quel rôle pour l’Allemagne, puissance centrale tiraillée entre l’ouest et l’Europe orientale (Ostpolitik avec W. Brandt) ? Pour les Etats-Unis quelle relation avec l’Amérique Latine ? Pour la Russie, comment gérer l’espace post-soviétique après l’effondrement communiste (1989/91) ? Quelle place dans la communauté internationale pour la Chine ?
Dans un livre troublant au vu du contexte actuel, La fin des empires [1], les auteurs nous expliquent que l’empire, c’est un peu la tentation de sortir de l’histoire, une tentation toujours vouée à l’échec ! Une tentation qui ressurgit toutefois en ce début du XXIe siècle (Russie, Chine, Turquie). Plusieurs pays revendiquent aujourd’hui encore les mêmes terres sonnant la fin de l’intangibilité des frontières.
Y-a-t-il un bon usage de la mondialisation ?
La réponse est oui pour de nombreux économistes dans les années 90. Pourtant la mondialisation - en raison de ses effets pervers et sociaux - a souvent été dénoncée comme un fléau politique. Elle n’est pas un fait de nature mais largement un choix des hommes politiques de développer les flux de capitaux et de biens, voire des hommes... Le choix de l’ouverture est souvent présenté comme une excuse (c’est la faute à la concurrence étrangère où à Bruxelles). Les réactions contre la mondialisation dans cette période ont montré le caractère incomplet de la gouvernance (environnement, inégalités, fiscalité...). Elle rend difficile l’expression des préférences collectives.
L’interconnexion économique contribue à la réduction de la distance et à l’effondrement des coûts (transport, communication, règlementations). Le Marché Unique européen a établi un lien entre l’ouverture des échanges et la dérèglementation interne. La mondialisation s’est d’abord défini comme une dérèglementation dynamique (passage de règles administratives à des règles de marché). Elle a créé une véritable économie du savoir, source d’une dynamique des inégalités internes et externes. Se pose alors de façon fondamentale la question de la réactivité, de la mobilité des personnels, l’accès aux opportunités (femmes, milieux sociaux défavorisés).
La mondialisation est ensuite devenu un enjeu stratégique avec des rapports de force euphémisés. L’heure est à la démondialisation brutale, en particulier de la Russie : effondrement du rouble, exclusion du système financier... Mais au delà, les entreprises commencent à réviser les risques-pays, à réfléchir sur les chaînes d’approvisionnement et d’assemblage. L’Allemagne connait un revirement spectaculaire de sa politique étrangère et se réarme. La poussée inflationniste prend les Banques Centrales en étau, de nouvelles relances budgétaires sont à venir. Le monde en développement hésite dans ses prises de positions géopolitiques... L’Inde confirme sa proximité avec la Russie. Deux économistes de l’OMC parlent du risque de désintégration de l’économie mondiale qui se constituerait en deux blocs antagonistes établis sur les enjeux géopolitiques (bloc chinois/bloc EU). [2]
L’autonomie stratégique et les concepts de souveraineté passent du discours interdit aux désirs fantasmés... La géoéconomie, nouvelle grammaire des rivalités internationales, avait pris un temps le pas sur la géopolitique assignée aux territoires.
Asymétries économiques et géopolitiques
Autre manière de poser le sujet : dans quels domaines est-il déterminant de limiter les effets des forces du marché ? Comment analyser et réduire les relations inégales entre les acteurs internationaux ?
Les marchés existent dans toutes les cultures, certains d’entre eux sont spontanés (échanges entre soldats ennemis, économie soviétique), d’autres sont institutionnalisés Pour réaliser les gains associés à l’échange, il faut des droits de propriété organisés juridiquement et politiquement (rédaction et respect des contrats). L’incertitude économique conduit à des paris sur l’avenir de la part des entrepreneurs. Plus d’options sont alors ouvertes. Selon la théorie économique classique, le jeu des prix favorise les activités à forte profitabilité privée (également à forte profitabilité sociale selon la théorie de l’utilité marginale). Il y aura donc perte collective si l’on maintient en vie des entreprises non rentables. La société rationnelle et humaniste ne devrait soutenir que les pauvres et les perdants... Toutefois se pose la question des biens communs. La destruction créatrice produit un coût social. Pour l’économiste G.A. Akerlof, il faut limiter les effets des forces du marché dans le domaine pénal, judiciaire, civil, militaire, dans la politique de santé pour K. Arrow, dans le droit de disposer de sa personne pour M. Friedman voire dans aucun domaine pour V. Smith. Pour ce dernier, la simple idée de les limiter est déjà une croyance fausse. Au contraire, l’économiste néo-keynésien J.E. Stiglitz affirme que l’absence de contrôle de l’Etat, conduit à un seuil de pauvreté important, favorise la pollution... Il rappelle aussi que la plupart des innovations privées proviennent de recherches financés par des fonds publics (Internet...).
Deux conditions sont essentielles pour établir la propriété : défense effective de ce droit vis à vis des autres individus voire face à l’Etat et absence de prédation des autocrates. Dans les régimes démocratiques, il existe également des groupes d’intérêts, voire des collusions poussant à des prix supérieurs à ceux du marché classique. Faire nation, établir un vivre ensemble, supposent des élites éclairées qui résistent aux sirènes des lobbies, un mal sournois de nos démocraties propice alors au populisme...
On définira la géopolitique comme la discipline qui s’interroge sur les rapports entre espace et politique, sur l’influence prise par les réalités géographiques sur les organisations sociales [3]. La géopolitique renvoie aux relations entre pouvoir et territoires (alliances, ressources naturelles...). La période contemporaine consacre les comportements d’acteurs dans des espaces parfois plus virtuels que géographiques. Le cyberespace est une nouvelle dimension permise par les technologies de l’information et de communication. Le concept d’asymétrie (d’abord économique) permet aussi une lecture géopolitique avec par exemple la question du Big Data et de la gestion des données, celle des enjeux de sécurité et des droits fondamentaux de propriété etc... La question des GAFAM est désormais sur la tabler avec l’extrême dépendance de l’U.E. Les déséquilibres mondiaux (différentiel technologique, cadres législatifs, collecte des données et stockage, calculateurs, distribution spatiale des routeurs) s’inscrivent dans une dépendance complexe et asymétrique. Les pays autoritaires tentent des déconnexions du réseau universel (internet russe) et muraille 2.0 (Chine). L’U.E vient d’élaborer une nouvelle législation pour les marchés numériques avec le Digital Markets Act, un texte pour réguler les pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique. Vers une fragmentation du réseau mondial ?
La guerre asymétrique est un conflit dans lequel les forces sont très déséquilibrées sur plusieurs dimensions, militaire bien sûr mais aussi sociologique... Toutefois si la notion semble « nouvelle », l’histoire a toujours connus de tels conflits : guerres de colonisation, guerre du Vietnam, guerre des Balkans et désormais en Ukraine. « Le conflit asymétrique se caractérise par le fait qu’il s’agit d’une guerre que le fort croit imperdable. » [4]
Nous vivons dans un univers dont la gouvernance, la régulation, les alliances, sont devenues des enjeux majeurs dans un contexte d’économie globalisée avec le déploiement opaque d’une cybercriminalité devenue centrale, mettant en cause la sécurité des Etats. La guerre en Ukraine nous projette brutalement dans un retour du réalisme, loin de l’euphémisation et de « l’invisibilité » de la violence, réactualisant le primat du hard power sur le soft power.
Allons nous vers une économie de guerre ? Quelles en sont les implications ?
Depuis plusieurs décennies, la confrontation des puissances était adoucie par le soft power. Une illusion rassurante pour les démocraties face à la faible attractivité des régimes autocratiques, se traduisant en particulier par l’élargissement de l’Europe à l’est. De plus la Charte de Paris (1990) a entériné la fin de la guerre froide en définissant la non utilisation de la force entre les Etats. [5]
L’économie de guerre s’affiche contre l’impensé d’une guerre courte, c’est une économie inversée. Pourtant le 11 septembre 2001 avait réactualisé provisoirement l’économie de guerre. Dans une telle situation, l’Etat doit assurer le soutien des activités stratégiques, (militarisation de l’économie), la défense du territoire national, le maintien du bien-être physique en diminuant le déséquilibre des finances des ménages. S’affranchissant de la contrainte budgétaire, la hausse des dépenses militaires contribue au soutien massif de l’économie. C’est un vrai retour (provisoire) aux réflexes keynésiens ! L’Etat (re) devient l’acteur majeur de l’économie : approvisionnements vitaux, rationnement et répartition des matières et produits en fonction des objectifs stratégiques, secteurs essentiels privilégiés, fixation de certains prix, règlementation des importations et exportations etc... C’est aussi la question du retour de l’inflation réelle, un fléau classique de l’économie de guerre.
Les Etats-Unis et l’Union européenne vont-ils recourir à une économie de guerre keynésienne ? D’une certaine manière manière, l’embargo sur le gaz et le pétrole russe nous y conduirait. Joe Biden vient d’annoncer l’utilisation des stocks stratégiques d’essence pour faire baisser le prix de l’énergie et la mise en place de la loi Défense Production Act pour la sécurisation des matières premières nécessaires à la production des batteries électriques. La guerre en Ukraine a révélé l’immense fragilité des pays européens en soulignant à l’excès leurs dépendances et rendant obsolète le libéralisme économique. Le choix de la monoculture dominante du pétrole/gaz et de l’automobile remet en question tout le modèle allemand jusqu’alors cité en exemple !
Peut-être réhabilitons nous l’économiste le plus important du XXe siècle ? Les analyses en termes de politiques macroéconomiques de J.M. Keynes ont eu une influence majeure sur la vie des individus dans l’après-guerre. La période néo-libérale l’avait destitué ! M. Friedman s’en réjouissait (« Keynes est mort ») à partir de l’idée selon laquelle l’inflation est un phénomène partout et toujours monétaire. Les politiques économiques deviennent durablement restrictives et anti-inflationnistes, susceptibles de favoriser les créations d’emplois dans un monde ouvert. Quant à lui, H. von Hayek dénonçaient les économies administrées en affirmant que l’on ne peut détenir toutes les informations en un lieu central comme l’Etat.
Les marchés ne sont pas rationnels, quelle application à la géopolitique ?
Contrairement à la thèse de la fin de l’histoire, de la mondialisation heureuse et du monde plat, le contexte contemporain a réintroduit la géographie et l’histoire avec des récits concurrents et dans certains cas des formes de révisionnisme. Lorsque les acteurs sur le marché économique ou politique ont épuisé les possibilités d’échange mutuellement avantageux, l’approche (géo) politique réaliste confirme que le statut quo n’est pas un optimum de Pareto. La logique de la force y compris militaire, peut primer sur celle des échanges et de la diplomatie... nous conduisant à des logiques de puissance.
Même l’action publique est basée sur la contrainte (ex : impôts). Le risque d’être dépossédé du produit de son travail, de son territoire conduit à la non-coopération et la barrièrisation. Quand il y a calcul et utilisation de la raison, en particulier dans un contexte conflictuel, l’utilisation de la force et de la violence sont toujours possibles. « La guerre intervient lorsqu’il devient impossible de régler un litige par des voies pacifiques. C’est donc une décision rationnelle d’ultime recours et un saut dans l’irrationnel » [6]. Dans l’idée de guerre asymétrique, il y a aussi celle que la supériorité ne garantit pas le résultat de cette aventure aux risques considérables. « Le plus faible peut compenser ses insuffisances par une volonté exceptionnelle de résistance et par une habilité surprenante » [7].
Pour l’essayiste et philosophe Michel Eltchaninoff, « Vladimir Poutine mène une guerre de civilisation ». Poutine confond la puissance et l’hubris de la puissance avec une vision mystico-messianique. L’économie russe privilégie la rente. L’élite s’appuie sur un révisionnisme historique et l’autoritarisme d’un empire à reconstruire. L’Union européenne connaît un réveil brutal, elle qui pensait que la diplomatie permettrait d’éviter le recours à la force. En réalité le soft power - sorte d’euphémisation de la puissance - est devenu dans le moment présent un piège. Le retour du réalisme s’exprime dans la montée en flèche des rapports de force : guerre y compris économique, multiples dépendances dont énergétique, paiement de l’énergie en Euros et/ou roubles (acte plutôt géopolitique que technique et financier au delà du soutien à la monnaie) etc.... Bien malgré elle, bousculée par le contexte, l’U.E tente de se penser en termes de puissance et d’autonomie stratégique. La revanche de l’histoire [8] et/ou de la géographie [9] sont bien là ! La lecture du temps long au sens de Braudel retrouve sa pertinence. C’est un maelstrom intellectuel et culturel qui permet d’éviter les errements de la vision idéaliste et humaniste des relations internationales, repoussant l’idée d’un progrès linéaire.
Les deux grandes puissances émergentes (Chine et Russie) se sont instaurées respectivement en thalassocratie et en puissance continentale. L’histoire longue nous rappelle que la maîtrise d’une zone géographique et la construction d’un leadership passent en particulier par l’hégémonie maritime... à méditer à la lumière des conflits en Mer de Chine et du développement d’une marine de guerre chinoise. Un défi à la puissance maritime américaine (Cf la métaphore de la Méditerranée asiatique). [10]
La puissance s’affiche à nouveau sans complexe, une volonté forte assortie de moyens immenses. Si le rôle du pouvoir est fondamental dans le développement des sociétés, la démocratie en est la meilleure condition de garantie car elle associe libertés économiques et paix avec un principe collectif de détermination des biens publics. Tout le contraire d’une distribution clientéliste des revenus de la rente (kleptocratie). En démocratie, un certain équilibre des forces favorise le partage du pouvoir (Locke, Montesquieu). L’Etat qui a le monopole de la violence légitime doit être volontaire pour imposer sa loi avec équité notamment fiscale. C’est un point essentiel pour obtenir la coopération afin de protéger l’ordre public et la propriété privée... On peut aisément réfuter la théorie centrée sur la logique de l’échange (Ecole de Chicago) comme unique principe organisationnel.
Dans l’ouvrage Les guerres invisibles [11], Thomas Gomart insiste sur la globalité des affrontements qui ne se résument pas à la dimension militaire. Le temps présent valide le retour d’un réalisme violent. Les enseignements de la guerre actuelle conduisent à deux urgences : bien sûr la reconstruction d’une nouvelle architecture européenne de sécurité, mais aussi au niveau interne de nos démocraties, la nécessaire réinsertion des classes populaires (ex : gilets jaunes). Cette nécessaire conscience des élites est une condition de survie pour repousser les discours populistes et poutinien qui prennent racine sur les dérives et les insuffisances des démocraties.
Insistons sur le paradoxe de l’attractivité du modèle occidental : forts doutes au niveau interne, forte attractivité pour les pays à l’extérieur. L’U.E - même avant la guerre actuelle - en fournit un parfait exemple. Il n’en demeure pas moins que nos démocraties fragilisées et questionnées sur les fondamentaux doivent retrouver des réponses créatrices [12]. Les utopies créatrices doivent conduire aux principes et non à un idéal théorique. Les élites occidentales - cosmopolites mais qui ne connaissent pas ce qui se passe au delà du « périph » - ne devraient pas se réjouir trop vite, comme lors de l’effondrement soviétique.
Elles doivent surtout ne pas oublier de refaire nation avec les populations (le vivre ensemble, pas le nationalisme) afin de revigorer la démocratie à partir d’un projet sociétal, environnemental, juste et équitable. En somme redonner du sens et retrouver une nouvelle légitimité pour repousser les menaces internes populistes et externes révisionnistes. La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres... [13]. S’il est trop tôt pour en déduire le nouvel ordre mondial de demain... nous vivons un tel moment [14].
Patrick Lallemant, le 12 avril 2022
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Mots-clés
« mondialisation heureuse et froide »Biens publics mondiaux
crise
économie et histoire
géoéconomie
géopolitique
gouvernance
guerre économique
humiliation
mondialisation
puissance
Questions de « sens »
Relations internationales
sécurité et liberté
souveraineté
Allemagne
Asie
Chine
Etats-Unis
Europe
France
Russie
Notes
[1] ss direction de P. Gueniffey et T. Lentz, 2016
[2] The crisis in Ukraine, Rapport OMC, avril
2022 ; https://www.wto.org/english/res_e/booksp_e/imparctukraine422_e.pdf
[3] Encyclopédie Universalis
[4] François-Bernard Huyghe
[5] « L’ère de la confrontation et de la division en Europe est révolue. Nous déclarons que nos relations seront fondées désormais sur le respect et la coopération »
[6] François Gere
[7] François Gere
[8] cf théorie de l’humiliation : Kissinger, Brzezinsky, H.C. d’Encausse, B. Badie
[9] R. D. Kaplan
[10] F. Gipouloux, directeur de recherche au CNRS et fin connaisseur de l’Asie orientale. Le concept de Méditerranée asiatique est alors utilisé « comme une métaphore qui donne à voir ». Une Méditerranée n’est pas un espace clos mais communique avec le reste du monde. Elle est un creuset où se fondent les activités d’innovation et les initiatives entrepreneuriales. Elle est un espace multiplicateur des flux et des échanges. Elle est enfin un lien entre différentes aires de civilisation.
[11] Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques. Tallandier, janvier 2021
[12] P. Silberzahn
[13] Churchill, novembre 1947
[14] D. Moïsi : « De même qu’en Russie, il est dangereux à terme pour le prince de perdre ses élites, il n’est pas bon en France pour les élites de perdre leur peuple. Avec une différence majeure bien sûr : la France est une démocratie, la Russie une dictature. » Les Echos du 4 avril 2022
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